
Dans la librairie Melpomène – Photo Michel Torrekens
Essentielles. Les librairies ont été qualifiées d’essentielles lors de la pandémie de la Covid-19. Essentielles et, pour certaines, labellisées par la Fédération Wallonie-Bruxelles. Cette nouvelle rubrique vous présente l’une ou l’autre d’entre elles, parfois bien décentralisées et d’autant plus proches de publics éloignés de centres urbains importants. Deuxième halte à Mouscron, après Marche-en-Famenne…
Notre première rencontre avec Maria Paviadakis, la propriétaire de Melpomène, remonte à la remise du prix Rossel 2019 à Vinciane Moeschler, pour Trois incendies (éditions Stock), dans le hall de la Bibliothèque Royale. À chaque édition, un.e libraire est invité.e pour être membre du jury. Cette année-là, ce sont les libraires de Melpomène qui ont rejoint les écrivains belges membres du jury. Enthousiasmé par la passion qui émanait de ces libraires lors de nos échanges durant le cocktail, nous nous étions promis de leur rendre visite malgré… les kilomètres à parcourir. Et nous n’avons pas été déçu !
Melpomène : une muse et une institution
Melpomène, une appellation a priori peu commerciale, mais intrigante. Sur la façade de la librairie, l’enseigne avec le nom tracé en caractère hellénique donne une piste. Dès l’entrée, un panneau avec une jolie reproduction du Musée du Louvre lève l’énigme : « Muse jouant de la cithare. Dans la mythologie grecque, les Muses présidaient à toutes les formes d’expression de la pensée. Melpomène est l’une de ces Muses. » Et même si le nom Paviadakis révèle ses propres origines hellènes, l’actuelle libraire n’a pas choisi elle-même le nom de Melpomène : « L’épouse du fondateur de la librairie, Jacques Bourgois, était professeure de latin-grec au collège Sainte-Marie tout proche », nous explique Maria Paviadakis.
Le nom de la librairie, créée en 1977, est bien installé dans la région. L’enseigne est devenue une institution locale, qui a vu passer plusieurs générations d’enfants et de parents. « J’aime la sonorité du mot, poursuit Maria, et beaucoup de librairies ont un nom qui renvoie à la culture classique, à l’Antiquité, comme Agora, Antigone, Bibliopolis, Papyrus… » Comme un étrange hasard ou retour des choses, cette librairie au nom hellénique va donc se retrouver en 2017 entre les mains de Maria Paviadakis, fille unique de parents grecs. Son père, comme son grand-père maternel, ont appartenu à cette immigration venue travailler dans les mines à l’instar de la communauté italienne. Ils y étaient obligés, durant cinq ans, avant de pouvoir acquérir un permis de travail ou créer leur propre affaire, en l’occurrence un restaurant toujours en activité. « La catastrophe de Marcinelle a coûté la vie de nombreux Italiens, mais aussi de Grecs, tient-elle à rappeler. Mon papa parlait mieux l’italien que le français », se souvient-elle, émue.
Diplômée en arts et archéologie, en photographie et en gestion commerciale, Maria Paviadakis est partie travailler trois ans en Grèce comme archéologue, avant de revenir en Belgique pour réaliser un rêve : ouvrir une librairie. Un rêve lié à sa passion : la lecture ! « J’ai toujours travaillé dans le restaurant, pour acheter des livres et lire, lire, lire. Le lundi matin, je n’avais plus de sous. Enfant unique, je m’évadais par la lecture, raconte Maria Paviadakis avec un entrain tout méditerranéen. J’adore être seule et pouvoir lire. Pendant mes études en archéologie, je traînais des heures et des heures dans les bibliothèques universitaires et autres pour mes travaux de recherche. J’ai la passion de l’Histoire, des œuvres d’art, des musées… Je lis de tout : des polars, les Ken Follet pour ses références historiques, du policier avec Millenium, je me souviens encore des vibrations ressenties. Pour le moment, je suis dans une phase feel good book comme on dit, avec des livres de Mélissa Da Costa, de Virginie Grimaldi… » Le jour de notre rencontre, la jeune femme est à quelques heures de son départ en vacances, en Grèce bien sûr, et n’emportera que des livres dans sa valise !
Deux en une
À son retour en Belgique, elle s’installe à Mouscron, avec son mari belge, à 200 mètres de… Melpomène. « J’ai proposé à Monsieur Bourgois de l’aider bénévolement, se souvient Maria Paviadakis, ce que j’ai fait pendant un an et demi, jusqu’au moment où il a commencé à me parler sérieusement de reprendre la librairie. Malheureusement, pour un prix trop élevé. » Toujours animée par son envie de vivre du livre, la jeune femme ouvre sa propre librairie, nettement plus petite, dans le même quartier. Une librairie baptisée Bibliopolis, où elle a travaillé six ans en autodidacte, en partant de zéro. Jusqu’au jour où l’éventualité de racheter Melpomène s’offre à nouveau. Après moultes rebondissements, réflexions et montages avec son banquier, elle acquiert en 2017 Melpomène, enrichie de son expérience à Bibliopolis qu’elle décide de fermer. « Il a néanmoins fallu se battre pour s’imposer, insiste-t-elle, sachant que Melpomène était une institution, depuis quarante ans dans le paysage mouscronnois, que je n’ai pas voulu dénaturer, mais dont j’ai dû renouveler et augmenter le stock. » L’aventure ne s’arrête pas là puisque, deux ans plus tard, elle crée une antenne à Comines. « Je me suis rendu compte, lors d’un congé de carnaval, qu’énormément de clients venaient de Comines, une autre commune à facilités à 25 km d’ici, où vivent environ 17.000 Francophones. Mais il n’y avait pas de librairie sur place. Un petit local s’est libéré, le hasard m’a mise en relation avec la personne idéale pour s’occuper de ce comptoir et j’ai créé cette antenne de Melpomène à Comines ! »
Son rêve suivant : pouvoir agrandir et ouvrir un espace salon, un café littéraire où le public pourrait s’installer, où des animations pourraient être organisées, même si des rencontres ont déjà lieu comme la dernière en date avec deux auteures de la région venues présenter leur premier roman, Anne-France Larivière, pour Expérience du vide (éditions de l’Aube) et Émilie Hamoir, pour Soleil bas (éditions Académia).
Une femme d’affaires
À l’entendre développer la mise sur pied de cette librairie et alors qu’elle nous reçoit sur une immense table recouverte de factures et documents administratifs, nous lui faisons la remarque qu’elle semble avoir la fibre d’une femme d’affaires. « Ça, c’est sûr !, s’exclame-t-elle avec fierté. Les Grecs ont le commerce dans le sang depuis l’Antiquité. Toute ma famille est partie dans le monde, que ce soit aux États-Unis, en Australie, pour faire des affaires après la guerre et le régime des colonels. » Sur sa lancée, elle continue avec la même fougue : « Je suis heureuse. Je suis indépendante. Je me développe. Je lis. Je prends mes décisions moi-même. Je suis une passionnée, hyperactive. Je fonce, puis j’assume. »
Et cela même si le secteur doit affronter une concurrence forte, celle d’une chaîne du livre installée dans le centre commercial, celle d’Amazon même si la plateforme des libraires belges, Librel (dont Melpomène est membre), offre une alternative à la clientèle, celle de Rent a book, une asbl d’Enghien qui propose aux écoles d’organiser des locations d’ouvrages scolaires et a conquis une part non négligeable d’un marché important pour une librairie de la taille de Melpomène. « Heureusement, constate Maria Paviadakis, certaines personnes refusent de passer par internet, apprécient le conseil et le contact, favorisent le commerce local… ».
Une librairie ouverte à tout le monde
Reprenant une librairie qui avait une renommée établie et une image de marque, la jeune libraire a voulu faire évoluer les lieux : « Melpomène, c’est un nom assez pointu. Mais je ne souhaite pas donner une image élitiste de la librairie, précise Maria Paviadakis sur un ton décidé. À l’heure actuelle, il est important d’ouvrir la librairie à des publics très différents. Mouscron est une petite ville avec un centre bourgeois et des quartiers ouvriers qui datent de l’époque industrielle. On est entouré d’une dizaine d’écoles, de nombreux navetteurs viennent de la gare assez proche, il y a un arrêt de bus devant notre vitrine, il faut que celle-ci attire et parle à tout le monde. La culture doit être à la portée de tout un chacun. Même si une librairie reflète la personnalité du libraire ou de la libraire, j’ai voulu que Melpomène devienne une librairie généraliste. Même si je n’aime pas Musso, je trouve qu’il doit être en magasin. Il y a des mangas aussi qui font que des écoliers reviennent. Ils sont tout contents et je suis fière de les voir revenir ».
Des piles et des piles de livres
Impossible cependant d’avoir en magasin tout ce qui se publie. Loin de là. Heureusement, Maria Paviadakis peut compter sur l’aide de Catherine, retraitée passionnée de lecture, qui l’accompagne depuis la reprise. « Catherine est une passionnée comme moi, elle est à l’affût de Livres Hebdo, de Lire, des magazines spécialisés. Elle assiste aux rencontres éditoriales, dévore les services de presse, reçoit les représentants des diffuseurs avec moi pour les précommandes, car c’est impossible de tout lire, de tout avoir, de tout vendre. Il y a trop, beaucoup trop. Ce sont aussi des piles et des piles de livres qu’il faut réceptionner, encoder, mettre en rayons. Il y a trop d’entrées, trop de retours. Heureusement, Catherine est plus sélective que moi. Évidemment, il suffit que vous renvoyiez un ouvrage pour qu’on vous le demande. »
Michel Torrekens
Souvenir de libraire : le prix Rossel
Quand nous demandons à Maria et Catherine quel souvenir les a marquées, elles ne tardent pas à s’exclamer en chœur : « Notre participation au jury du prix Rossel. En 2019, nous avons posé notre candidature, sans trop y croire. Nous avons eu 70 livres à lire. Ce fut une vraie découverte. Nous ne savions pas qu’il y avait autant d’auteurs belges. Et de qualité. Nous avons réalisé une vitrine avec des romans belges et bien sûr les titres présélectionnés. Nous essayons d’avoir une table de littérature belge qui était quasi absente de la librairie avant cette participation au prix Rossel. Nous avons eu le plaisir de rencontrer Pierre Mertens dont nous avons maintenant des livres. Nous avons aussi créé un club de lecture, qui se réunissait ici, avant la pandémie de covid 19, les mardis en soirée, où l’on buvait et mangeait. Combiner librairie et restaurant, c’était mon bonheur ! Si nous pouvions reparticiper à cette expérience, ce serait avec joie ! »
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°209 (2021)