Entretien autour d’un choix

Liliane Wouters
Dans l’avant-propos du premier volume, paru en 1985, vous alléguez de la nécessité « de refaire le bilan d’une poésie nationale à chaque génération. » Partagez-vous toujours cette conviction ?
Absolument. Les sensibilités évoluent trop pour qu’on ne soit pas tenu de refaire régulièrement un bilan. Rares sont les anthologies anciennes qui tiennent encore le coup aujourd’hui. Peut-être celle de Robert Guiette[1]. Même l’anthologie que j’ai réalisée en 1976 pour les éditions Jacques Antoine devrait être, en partie, remaniée. Je n’y ai pas été trop généreuse pour la génération de l’immédiat après-guerre, par exemple, je l’ai été un peu trop pour les auteurs très contemporains. Nous voyons aujourd’hui que certains n’ont pas tenu leurs promesses. C’est pourquoi, dans le tome IV de notre anthologie, Alain Bosquet et moi-même gardons une certaine distance. Non sans pousser les choses assez loin : les plus jeunes, Karl Norac et Karel Logist sont nés en 60 et en 62.
Et dans l’expression « poésie nationale », quel sens accordez-vous à l’épithète ?
Nationale ? Le titre de l’ouvrage est La poésie francophone de Belgique. Le terme « nationale » figure dans l’avant-propos du premier tome. Je ne pense pas que nous ayons voulu ouvrir une polémique en l’utilisant… Disons que notre poésie francophone a des caractères spécifiques, tout comme celle d’autres entités de la francophonie.
Henri Michaux se trouve-t-il dans votre anthologie ?
Non. Il avait d’abord refusé, ensuite accepté de figurer dans l’anthologie parue chez Jacques Antoine (je l’avais alors rencontré personnellement), comme il a aussi figuré dans une anthologie d’Alain Bosquet et dans celle de Robert Guiette. Mais les héritiers sont parfois plus royalistes que le roi…
Quels ont été vos critères de sélection ?
La qualité du texte, uniquement la qualité du texte, l’authenticité de la voix du poète, son originalité. Alain Bosquet et moi avons en commun de refuser les exclusives, les étiquettes, les compartimentages. En Belgique (ailleurs aussi, je suppose), on a tendance à former des chapelles, sinon des écoles. On est d’une écriture pas d’une autre. Nous refusons ce terrorisme, de quelque côté qu’il vienne. Nous ne rejetons rien à priori. Ni le langage éclaté, ni le minimalisme, ni ce que certains appellent trop facilement néo-classicisme, ni les nouveaux lyriques.
Pour certains esthéticiens, l’art est ce que nous nommons art. La poésie serait-elle ce que vous nommez poésie ?
Pouvez-vous définir la poésie ? Moi, je ne le peux pas. Devant tel ou tel texte, on se dit : ça, c’est de la poésie, ça non. Ou si vous voulez que j’exprime les choses autrement, nous avons retenu les gens qui avaient une voix personnelle, ceux que l’on reconnaît même sans avoir lu leur nom sur la couverture, ceux qui ont quelque chose à dire. Je vous renvoie ici à la lecture de nos quatre avant-propos. Une ou deux phrases ne pourraient que prêter à confusion. Petite remarque en passant : on ne lit jamais assez attentivement les avant-propos ! Ni les notices. Je vous garantis que chaque mot a été pesé.
Achille Chavée, qui est né en 1906, figure dans le volume III, alors que Nougé ou Lecompte, parce qu’ils ont vu le jour quelques années plus tôt, se trouvent dans le tome II. Cela ne vous gêne-t-il pas de séparer ainsi des hommes qui portant ont été dans les mêmes mouvances ?
Nous nous sommes demandé au départ comme grouper les auteurs. Nous avons opté en définitive pour un critère très arbitraire : les dates de naissance. Ce qui permet au moins d’apprécier chaque poète en relation avec ses contemporains. Pour les surréalistes, puisque vous évoquez cet exemple, il y a des ouvrages qui leur sont consacrés exclusivement : on peut toujours les consulter. Notre critère nous permet de faire figurer des inclassables à côté de poètes qui se rattachent à un mouvement précis. C’est une bonne façon de faire sauter les barrières. Par ailleurs, Chavée n’est pas toujours surréaliste.
En tant que femme écrivain, avez-vous accordé une attention plus grande aux écrivains, comme disent les Québécois ?
Non. Pourquoi l’aurais-je ? C’est du sexisme à rebours.
Y aurait-il peu de femmes qui écrivent ?
Il y en a beaucoup. Mais nous en avons retenu peu. Nous avons retenu peu d’hommes aussi, d’ailleurs.
Vous êtes-vous citée dans votre anthologie ?
Non. Cela aurait eu un côté indécent. Il faut parfois être altruiste…
Si l’on vous demande de dire un poème par cœur, quels sont les premiers vers qui vous viennent à l’esprit ?
« Parlez-moi d’elle », de Christian Dotremont[2]. « Parlez-moi d’elle… »
Carmelo Virone
[1] Poètes français de Belgique, de Verhaeren au surréalisme, éditions Lumière, 1948.
[2] Extrait de « Ancienne éternité » de Christian Dotremont.
Article paru dans Le Carnet et les Instants n° 74 (1992)