Livre’S à Marche-en-Famenne, librairie conviviale

Livre'S

Isabelle Lambert dans sa librairie – Photo Michel Torrekens

Essentielles. Les librairies ont été qualifiées d’essentielles lors de la pandémie de la Covid-19. Essentielles et, pour certaines, labellisées par la Fédération Wallonie-Bruxelles. Cette nouvelle rubrique se consacrera à vous présenter l’une ou l’autre d’entre elles, parfois bien décentralisées et d’autant plus proches de publics éloignés de centres urbains importants. Première halte à Marche-en-Famenne…

D’emblée, nous sommes attirés par un étonnant personnage installé sur la belle façade en pierres du pays de Livre’S (on prononce l’ivresse), un nom qui est déjà tout un programme, n’est-ce pas ? Mais pourquoi cette girafe ? Isabelle Lambert, la responsable, sourit : « Il y a une raison officielle et une raison officieuse : officiellement, l’animal est assez paisible, symbole de non-violence, par exemple dans l’essai Quand le chacal danse avec la girafe (éd. Eyrolles), avec une certaine fragilité due à ce cou si long ; officieusement, le mur était très vertical et une vache n’y aurait pas trouvé de place tandis que le hibou était déjà pris (rires). » Sur la vitrine, deux petits textes qui en disent long sur l’esprit du lieu. Une fois à l’intérieur, nous sommes définitivement conquis par l’endroit, pas très vaste, mais agréablement aménagé : un coin jeunesse avec une cabane en rondins de bois et surtout, dans l’allée centrale, une table imposante en bois brut décorée de branches de noisetiers coupés maison. Une idée de l’architecte qui a conçu l’habillage général. Une manière peut-être de rappeler les forêts qui entourent la cité et que le papier est issu des arbres. « J’aime ce mélange d’arbres et de livres, ajoute la libraire. De plus, ces branchages sont pratiques pour accrocher de la décoration, des illuminations de Noël, des oiseaux, etc. »

Le rêve d’une vie

Détentrice d’un master en économie, Isabelle Lambert n’était a priori pas destinée à s’orienter vers ce secteur culturel. La passion du livre remonte néanmoins à plusieurs années. « Chez moi, il n’y avait pas beaucoup de livres. Ce n’était pas une priorité pour mes parents. Heureusement, nous allions dans les bouquineries de Redu, le village du livre, mais je n’en avais jamais assez ! Il y avait une frustration. J’ai aussi eu des professeurs de français remarquables, notamment la maman de Justine Henin. Au sortir de mes études, j’ai cherché à travailler dans une maison d’édition. En vain. Chaque fois que j’allais dans une ville, je me rendais dans ses librairies. » La jeune femme commence une carrière dans une grande entreprise où elle restera jusqu’à… la veille de notre rencontre. Entretemps, elle a néanmoins réussi à ouvrir Livre’S, à la fois un projet immobilier et culturel mené avec son mari, tout en gardant son autre activité professionnelle. « Un collègue libraire m’a expliqué qu’il fallait sept ans pour qu’une librairie atteigne sa vitesse de croisière, raconte Isabelle Lambert. C’est l’investissement d’une vie et même d’une famille. »

Marche-en-Famenne, terre de culture

L’inauguration de la librairie a lieu en août 2014, sur le boulevard principal de la ville, complètement réaménagé avec promenade centrale verdurisée, piste cyclable, arbres et sculptures modernes. Car Marche-en-Famenne a une image culturelle forte et singulièrement littéraire, avec le centre culturel et sa bibliothèque provinciale, le Service du livre luxembourgeois, la Table d’écriture composée de plusieurs auteurs et autrices du cru comme Marie-France Versailles, Jean-Marie Adam, Jacinthe Mazzocchetti ou le prix Horizon du deuxième roman créé en 2012 par Armel Job, qui rassemble tous les deux ans des centaines de jurés au WEX pour une journée de rencontres et de délibérations au mois de mai (hors covid). Un écrin pour accueillir une librairie qui, sinon, manquerait. À ces raisons, Isabelle Lambert en ajoute une autre : « Nous sommes des locaux, mon mari est de Marche, et moi de Rochefort. Je m’étais également renseignée auprès de l’Agence de Développement Local, pour établir le business plan. La zone de chalandise va jusqu’à Ciney, La Roche et Rochefort, ce qui fait de Marche un carrefour commercial intéressant. De plus, les gens de la région ont compris l’importance du local, y compris pour le livre, face à Internet et les grandes surfaces. Ils font l’effort de se déplacer et de se garer pour le conseil, les échanges, l’accueil. Il y a une confiance des lecteurs. Notez que je ne dis pas clients. Ils comprennent le service que nous proposons. Ils se sentent bien avec nous, mais aussi entre eux. C’est ce que j’ai toujours cherché, raison pour laquelle il est écrit ‘librairie conviviale’ en-dessous de Livre’S. »

Des marges étroites

Ouvrir une librairie était un rêve pour Isabelle Lambert, comme pour beaucoup d’autres passionné.e.s du livre, qui ne sont pas toujours conscient.e.s que ce rêve a une face cachée. Pour l’affronter, Isabelle Lambert se rend compte de l’intérêt de sa formation initiale. « Tenir une librairie, comme tout commerce, est aussi un métier de gestionnaire, avec sa part administrative, la gestion des stocks, du personnel, etc. J’ai suivi des formations du Syndicat des Libraires francophones de Belgique, par exemple sur l’interprétation du bilan d’une librairie. La leçon que j’ai tirée de mon expérience après sept ans est qu’il est quasi impossible de se projeter, car les marges sont très petites. Le moindre incident peut devenir catastrophique si on n’a pas la trésorerie. On vit à court terme, on ne peut guère planifier, se projeter. Lors du premier confinement qui a entraîné la fermeture des librairies de la mi-mars à la mi-mai, nous avons vécu une période compliquée, avec une gestion de dingue. »

Comme une pharmacie

La réouverture des librairies fin mai a été vue comme un vrai soulagement d’autant que la vie du secteur est rythmée par des temps forts comme les fêtes de fin d’année, les rentrées littéraires et scolaires mais aussi la préparation des vacances. Mais des habitudes avaient peut-être été prises par les lecteurs suite au développement des achats en ligne sur des plateformes privées ainsi que sur Librel, réponse du secteur à cette concurrence déloyale. « À la réouverture, nous nous sommes demandés si nos lecteurs allaient revenir et nous avons eu de la chance. Ils étaient au rendez-vous. Nous avons même ressenti chez eux un besoin de lire, de retrouver l’atmosphère de la librairie. » Et cela, expérience de votre serviteur, même si les conditions sanitaires imposées lors du déconfinement ne permettaient pas de baguenauder comme d’habitude entre les rayonnages et de retourner et retourner encore les nouveautés proposées pour en découvrir les quatrièmes de couverture, palper le grain de celle-ci, sentir le poids du bouquin dans la main, apprécier l’odeur du papier neuf… « J’ai pu constater combien les livres font du bien aux lecteurs, surtout quand ils en ont été privés. C’est un peu leur pharmacie, en particulier en cette période difficile. Je reçois beaucoup de demandes de livres en lien avec un vécu personnel du genre : ‘Mon père vient de décéder’ ; ‘Mon fils a des difficultés à l’école’ ; ‘On se sépare’ ; ‘J’ai envie de rêver’, etc. Et cela s’est renforcé pendant le confinement. » 

Essentielles ?

Lors du deuxième confinement, les librairies comme d’autres commerces ont été qualifiées d’essentielles. « Je n’aime pas trop le mot par rapport aux secteurs qualifiés de non inessentiels, précise Isabelle Lambert. Mais nous répondons clairement à une attente. Avec les confinements, la demande a d’ailleurs évolué. » Plus précisément dans trois directions : « Des livres qui proposent des activités pour pouvoir se passer des écrans comme le jardinage et le bricolage ; ceux qui offrent un retour à la nature, en particulier sur la permaculture, et les livres qui font du bien, les feel good books, les livres de résilience ou de bienveillance… Je crois que les gens ont besoin de cela de façon plus intensive. »

Une découverte : André-Marcel Adamek

Vu l’espace relativement restreint, impossible de proposer l’ensemble de l’offre éditoriale, en particulier lors des rentrées littéraires de septembre, puis de janvier. Comment dès lors établir ses choix ? « C’est la partie compliquée et peut-être frustrante du métier. D’abord, je travaille avec trois personnes à temps partiels, nous formons une équipe de lectrices. Je collabore fort avec nos représentants qui ont appris à nous connaître, voient ce qu’il y a en rayons, affinent leurs sélections. Nos choix sont fondés sur une certaine identité, liée à ce mot de bienveillance. » Et le public, participe-t-il à ces choix ? « Il y a clairement une sensibilité des gens pour acheter des auteurs locaux. Actuellement, nous avons les derniers livres de Justine Huart (Ce qu’il reste de nous), Catherine Lamoline (Le dernier portrait d’Odile Halleux), Jacinthe Mazzocchetti (Ma grande voyageuse), toutes deux chez Academia et bien sûr Armel Job. J’ai découvert André-Marcel Adamek grâce à sa veuve qui vient à la librairie. Beaucoup de gens me parlaient régulièrement de lui et j’ai organisé une rencontre avec sa veuve et son fils. Adamek est un auteur sublime, je le conseille souvent, s’enthousiasme-t-elle, notamment L’oiseau des morts à la suite de sa réédition dans la collection Espace Nord. Peu importe la nationalité de l’auteur. Ce qui compte, c’est la qualité du texte. »

Michel Torrekens

Souvenir de libraire

En sept ans, Isabelle Lambert a accumulé les anecdotes et les souvenirs. Si elle devait en retenir un, c’est la rencontre organisée avec Gino et Carine Russo, venue présenter son livre Quatorze mois (La Renaissance du Livre, 2016). « Son histoire est connue, mais quand c’est la maman qui l’écrit, c’est très différent. En plus, elle a une belle écriture. Cette lecture m’a inspiré beaucoup d’empathie. Comme je ne peux recevoir qu’une dizaine de personnes dans la librairie, la rencontre s’est déroulée au sous-sol, dans la cuisine, où nous avons pu accueillir trente personnes, ce qui était beaucoup. Mon mari m’a aidée à placer des bancs. Il y avait une effervescence autour de cette rencontre, avec beaucoup de mamans. Sans la librairie, je ne les aurais jamais rencontrées et depuis, nous sommes devenues amies. »


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°208 (2021)