Nu comme un ver
Karel LOGIST, Desperados, Arbre à paroles, 2013
Desperados est un recueil de poèmes d’amour comme on en fait peu. D’abord, parce que Karel Logist a la pudeur non pas de s’effacer mais de se tenir à l’arrière-plan. De laisser le devant de la scène à son amant auquel il voue une véritable adoration. Bien sûr qu’on devine les longues soirées en solitaire à se ronger les sangs. Bien sûr qu’on perçoit la perplexité et le bouleversement de se découvrir, à près de cinquante ans, un sérieux penchant pour les hommes plutôt jeunes et plutôt beaux. Bien sûr qu’on nous dit que cet amour est loin d’être idéal, qu’il ne finira pas en happy end et que, de le savoir, ça fait souffrir. N’empêche. L’amant mène le bal. L’amant est partout. Sa figure rayonne et éblouit. À son corps défendant, si je puis dire. L’amant est en effet un homme ordinaire. Juste quelqu’un comme vous et moi. C’est le regard que porte sur lui Logist qui le rend lumineux. Mémorable.
Le recueil est constitué de courts poèmes en prose, dirons-nous, pour faire vite. S’y laissent apercevoir une métrique et une rythmique précises :
Le chauffeur du bus onze / et sa moustache blonde / semblent être tous deux au courant de mes frasques / nocturnes et sexuelles / et font d’excellents spectateurs / de mes retours secrets. / Quand j’embarque essoufflé / à quatre heures quarante / tout juste arraché à des corps anonymes / (…)
Quelques fois, même, mais cela est rare, des rimes ponctuent les petits blocs de textes.
Chaque poème est une miniature. Chacun gravite autour d’une situation des plus précises : la rencontre dans un bar du Carré, le tarot, les tatouages à la salle de sport, la manie d’entourer de vert les noms et les choses dont l’amant veut se rappeler, les clés lancées la nuit depuis le balcon, les perruques, le baume pour les lèvres, etc. Tout cela ne manque d’ailleurs pas d’humour discret : le travestissement de Logist en drag queen vaut à lui seul son pesant d’or !
Desperados, un recueil comme on en fait peu, je disais. Parce qu’à bien y regarder, il s’agit moins ici d’un livre sur l’amour homosexuel en général qu’un livre qui nous dresse discrètement le portrait de l’homme aimé. Adoré. Adulé. Pas question, ici, de s’attarder sur des considérations sophistiquées au sujet de l’amour. L’écriture de Logist a toujours eu la qualité de ne pas glisser vers l’abstrait. De toujours se tenir simplement au bord des êtres et des choses. Il n’en va pas autrement dans ce recueil. Aucun idéalisme. Juste les faits. Les paroles de l’aimé. Le plaisir aussi de se laisser mener. De s’abandonner. De laisser l’autre – un ange, un grand homme, un héros – tirer les ficelles.
Desperados est le journal poétique d’une rencontre entre deux désemparés. Une mise à nu. Beaucoup de larmes y coulent. L’amant serre serre souvent fort dans ses bras, jusqu’à étouffer. Les appels nocturnes, les dérives, les autres amants sont régulièrement au rendez-vous. Il n’y a pas ici d’engagement « pour toujours ». Pas de « fleur bleue ». Juste la vie qui passe à fleur de peau.
Singulière encore est cette impression de tenir entre les mains un livre « à l’ancienne ». Pourtant, il est inscrit dans notre époque. L’amant joue du sms et du « chat », est un mordu des écrans. Mais, à le lire, impossible pour moi de ne pas penser à cette « vieille » littérature, aux poèmes du latin Catulle sur Lesbie, à un poème du grec Stobée où il est dit : « Je voudrais être la bande entourant tes seins ». On en retrouve l’écho dans « Ne me quitte pas » de Jacques Brel. Il y en a une trace ici aussi :
Pourvu que tu ne partes pas / pour d’autres pays, d’autres mondes / hors de portée de ma tendresse / (…) /Mon néant nu est confortable / et ne demande pas la lune / pourvu que tu restes encore un peu là / à portée de regard /(…) / et que je t’accompagne, caméra cachée à l’épaule.
À croire que certains de nos poètes belges ont l’inspiration particulièrement proche de celle des glorieux anciens ! S’y laisse lire, en tout cas, ici comme là, un véritable culte. Une adoration sans borne.
Avec, en filigrane, le manque.
Dans Desperados, Logist reprend à son compte la contrainte oulipienne du lipogramme dont l’exemple le plus célèbre est celui de La disparition, de Georges Perec. Comme tout oulipien, Logist sait qu’on ne choisit pas une contrainte formelle par jeu mais par nécessité. Dans DESPERADOS, manque cruellement la lettre i. Une lettre deux fois présentes dans le prénom de l’amant. Lettre absente comme pour signaler le manque de l’autre, ce vide proprement abyssal.
Vincent Tholomé
Article paru dans Le Carnet et les Instants n° 177 (2013)