Luc Dellisse : « J’ai cent ans » – 20 janvier 2053

Luc Dellisse

Luc Dellisse

La longévité est un mauvais coup porté à la critique : elle fausse les boussoles. Le centenaire de Luc Dellisse défraie la pensée moderne. Certes sa longévité est virtuelle : voilà cinquante-sept ans qu’il nous a quittés. Hélas, quitter qualifie ici l’exil, et non la mort. Dans son manoir de Beverly-sur-Seine, le redoutable vieillard continue à ruminer et à produire. Ses oeuvres sont trop tristement célèbres pour qu’il soit nécessaire de les rappeler. Chacune d’elles était un coup de poignard porté à ceux qui trouvent dans la religion, le tourisme ou le commerce une consolation à leurs tourments terrestres. Mais lui, la tête la moins métaphysique qu’on ait jamais vue à un  écrivain, tenait pour rien ces simulacres d’absolu. Après une jeunesse studieuse et un âge mûr voué aux débauches, il s’était engagé, la quarantaine venue, sur la voix tortueuse de l’intellectualisme. « L’intellectuel, disait-il, croit que l’intelligence sert à quelque chose. L’intellectualiste sait que l’esprit est une fin en soi. » On n’a pas oublié à quels regrettables partis-pris cet idéalisme devait le porter. Même les retentissantes condamnations dont il fut l’objet ne purent le guérir de ses errements. Avec l’âge ses livres se firent toujours plus violents et toujours plus désinvoltes. La maladie s’était emparée de son corps, mais son âme était inlassable et joyeuse. On l’a parfois surnommé le Diderot belge, ce qui le laissait perplexe, car il avait perdu jusqu’au souvenir de son pays d’origine. Un oubli réciproque, voisin de l’amour, comme il en va souvent avec ces amnésies durables. Excessif et secret, Luc Dellisse n’en exerce pas moins une influence invisible et d’autant plus dangereuse. À cause de son éloignement, il apparait aujourd’hui comme le patriarche de nos lettres désenchantées. Dans les bibliothèques, dans la chambre des jeunes filles, ses livres s’ouvrent d’eux-mêmes sur des mots terrifiants…

Luc Dellisse


Texte publié dans Le Carnet et les Instants n°100 (1997)