C’est en juin prochain qu’aura lieu la réception de Françoise Mallet-Joris à l’Académie royale, où elle occupera le fauteuil de sa mère Suzanne Lilar. L’auteur précoce du Rempart des béguines (elle n’avait que vingt et un ans quand ce livre a paru, en 1951) vient de sortir un nouveau roman, Les larmes, chez Flammarion, et a décidé de créer une fondation au nom de sa mère. Elle s’explique.
Que gardez-vous de votre enfance et de votre adolescence passées à Anvers ?
J’en ai des tas, de souvenirs, mais je ne peux pas dire que mon rapport à la Belgique se soit interrompu. J’y suis toujours retournée très régulièrement pour voir ma famille. Depuis quelques années, je possède une maison à Bruxelles où je séjourne un tiers de mon temps. Mes souvenirs d’enfance sont un peu comme ceux de tout le monde : je me promenais le dimanche au zoo, j’allais sur le port. À Anvers les habitudes sont très fixées. Mes parents et mes grands-parents attachaient beaucoup d’importance à leur intérieur. J’ai encore beaucoup de choses qui leur ont appartenu : des objets et des meubles auxquels je tiens beaucoup. On s’attache beaucoup visuellement au cadre de son enfance et de son adolescence.
Pourquoi avez-vous quitté la Belgique ?
Mes parents ont estimé que je devais apprendre l’anglais et m’ont mise dans une école près de Philadelphie. Là, j’ai rencontré un jeune homme français que j’ai épousé.
Vous sentez-vous comme une écrivaine belge ou française ?
Comme maman le pensait, je me considère comme flamande d’expression française.
Est-ce qu’à certains moments de votre carrière, être écrivaine belge publiée en France vous a gênée d’une manière ou d’une autre ?
Vous savez, quand on est belge et francophone, être publié en France permet une diffusion bien plus grande. Mais pour cela, il faut y être, du moins en partie. Pour ma part, je ne refuse absolument pas Paris dans la mesure où c’est un instrument de travail et, par ailleurs une très belle ville où l’on peut visiter des choses intéressantes et même parfois y avoir des amis. Mais je ne refuserai jamais mon identité belge parce que malgré tout on a une autre culture de base, d’autres habitudes. La Belgique existe avec une identité très forte et des traits de caractères assez marqués. Il n’y a pas de raison de les refuser ou de les repousser. Au contraire. De plus, le rythme de vie est plus agréable en Belgique, il y a plus de convivialité. D’un autre côté, comme je l’ai déjà dit, Paris es très stimulant pour l’esprit et très important d’un point de vue pratique. On y est au cœur du nœud des médias, de la communication. Je dois quand même dire que lorsque je publie un livre, j’en commence toujours la promotion à Bruxelles parce que le point de départ de mes ventes est toujours en Belgique. Cela me touche beaucoup. Il y a là une fidélité, une parenté qui se marquent. Je ne voudrais y renoncer en aucun cas. D’ailleurs, depuis que la Belgique admet la double nationalité, j’ai repris ma nationalité belge, non sans d’innombrables démarches très embêtantes à faire, il faut bien le dire.
Comment avez-vous ressenti votre nomination à l’Académie royale de Belgique ?
Elle m’a beaucoup touchée parce que c’est en remplacement de maman. Ce n’est pas n’importe quelle nomination. Cela m’a aussi fait de la peine parce que maman me disait souvent : « Quand je ne serai plus là, je voudrais que tu sois à ma place ». J’en ai ressenti davantage sa disparition. J’ai été contente aussi. D’ailleurs, si j’ai repris ma nationalité c’était pour le cas où un jour les membres de l’Académie royale m’appelleraient parmi eux. Je voulais y être en tant que Belge. Y être à titre étranger aurait été une véritable absurdité.
À propos de votre dernier roman maintenant : comment avez-vous eu l’idée de place en son centre un buste de cire ?
Comme maman, j’ai toujours eu beaucoup d’intérêt pour les sciences naturelles. Un jour, au Jardin des Plantes, j’ai vu une petite statue en cire représentant une femme très gracieuse et dont le torse avait été coupé de manière à montrer, très précisément, l’appareil digestif. Intriguée, j’ai commencé à lire des ouvrages sur la céroplastie. C’est ainsi que j’ai découvert Catherine Billeron, une femme de la deuxième moitié du dix-huitième siècle qui avait vendu des pièces anatomiques dans toute l’Europe, des pièces qui mariaient l’art et la science. Je n’avais pas très envie de situer mon roman dans cette partie du dix-huitième siècle qui a déjà été tellement étudiée. Par ailleurs, je me suis intéressée à la famille des Sanson, les bourreaux de Paris. Il y en a eu sept générations. Le dernier d’entre eux a écrit un livre où il a tenté de les réhabiliter. Si l’intention est noble, le livre n’est pas très fiable car il les présente tous avec une sensibilité de jeune fille au cœur d’or. Le deuxième des Sanson, celui qui m’intéressait, vivait sous la Régence. En étudiant le cas de Catherine Billeron, je m’étais rendue compte que tous les sculpteurs sur cire avaient des rencontres avec le bourreau parce qu’ils n’arrivaient pas à trouver suffisamment de corps. Quand j’ai vu ce lien entre les bourreaux et les sculpteurs de la céroplastie, j’ai décidé de place Les larmes sous la Régence.
Est-ce éprouvant d’écrire sur la dissection ?
On s’habitue très vite. J’ai vu des corps morts dans des morgues et des opérations. Je n’ai jamais vu de dissection complète par contre. On s’y fait. C’est à la fois horrible et merveilleux quand on pense à la machine du corps. L’émerveillement l’emporte sur la répulsion physique qui est vite vaincue. Cela ne tient pas toute la place dans le livre. C’est un décor un peu original.
Il y a moins de psychologie dans ce livre que dans certains autres de vos romans.
Ce n’est pas un parti-pris théorique. C’est une obligation du sujet. Dans une époque, il y a une façon d’exister et aussi d’écrire. Au début du dix-huitième siècle, il y avait très peu de développement psychologique. Comme dans le roman noir américain, le déplacement dans l’espace comptait beaucoup plus que la psychologie au sens traditionnel. On ne pensait pas pourquoi on faisait telle ou telle chose. On le faisait c’est tout. On racontait les actions, les mouvements. C’est un moment de grandes mutations, animées, rapides. On est entrainé dans ce rythme quand on est dans cette époque.
Michel Zumkir
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°82 (1994)