De l’intime à l’universel
MANNICK et Gabriel RINGLET, Entre toutes les femmes, Desclée de Brouwer, 2011
À travers des figures de femmes, ils dialoguent en toute liberté, en toute transparence, sur des thèmes essentiels, éternels : la naissance (Les printanières), la passion (Les brûlantes), la rupture (Les rebelles), la blessure (Les souffrantes), la résistence (Les subversives)…
Elle, c’est Mannick (Marie-Annick Retif), auteur-compositeur-interprète française aux multiples albums : Paroles de femmes, L’enfant soleil, Femmes de la Bible…Chaque entretien s’ouvre par une de ses chansons, réinterprétée à deux voix.
Lui, c’est Gabriel Ringlet, prêtre, théologien, professeur, écrivain, auteur notamment de L’Évangile d’un libre penseur, Éloge de la fragilité, Chemins de spiritualité, Ceci est ton corps…
Amis de longue date, ils nous invitent dans leurs conversations, toujours profondes, vivantes, graves et joyeuses à la fois, sans bavardage et sans détours. D’une franchise rafraîchissante.
Ainsi, dès le premier entretien, Chanter la naissance, Mannick interpelle Gabriel Ringlet sur la paternité dont il s’est délibérément privé, alors qu’il sait qu’elle peut transfigurer un homme et que, très jeune déjà, il rêvait de fonder une famille. Ce renoncement, ce manque l’a déchiré, reconnaît-il, mais sa soif de paternité s’est révélée féconde tout au long de son sacerdoce. « Désolée, insiste-t-elle, mais je ne suis pas du tout à l’aise avec l’interdit que l’Église catholique à inventé en cours de route pour des raisons discutables. (…) En quoi un homme, une femme, sont ils plus proche des autres, plus incarnés, en refusant d’aimer et d’engendrer ?» Sans cacher que cette absence est restée une blessure ouverte, il lui assure qu’il existe d’autres manières de mettre au monde : l’enseignement (« Je pourrais te parler à n’en pas finir de mon lien amoureux à l’enseignement ») ; l’écriture. Et il reprend l’idée de paternité oblique, chère à Sylvie Germain, quand elle évoque la figure du Joseph de l’Évangile.
Lorsqu’ils abordent le thème de La rupture, dans le sillage de la chanson Je m’en vais où Gabriel Ringlet entend une sorte de manifeste féministe (« Mannick entre en rébellion comme d’autres en religion ! »), elle rétorque crânement : « Ne crois-tu pas qu’on a tous, ou presque, cette envie de ‘partir’ un jour, qu’on soit une femme ou un homme ? Je ne suis pas certaine que tout le monde se l’avoue et encore moins…fasse vraiment ses valises, mais n’est-ce pas une étape nécessaire ? (…) Et toi ? Tout laisser là et s’en aller, tu y as pensé ? » Il y a plusieurs manières de s’en aller, observe-t-il. La sienne serait plûtot de s’en aller sur son propre chemin, par fidélité à un choix fondateur. Et de préciser : « J’ai dû rompre, et plus d’une fois, avec le cléricalisme qui s’infiltrait en moi, même à mon insu. »
Le ton est clair, ouvert, direct. Plus emporté chez elle, qui va spontanément, parfois abruptement, droit au but. Plus mesuré, réflechi chez lui, qui creuse, nuance davantage, mais se fait volontiers malicieux. On sent chacun attentif à la parole de l’autre, soucieux de lui donner tout son poids, sa résonance.
« Tu écris, dirait-on, avec une sensualité à fleur de plume, souligne Mannick. Une sensualité si souvent décriée et que j’aimerais voir remise à l’honneur dans le christianisme. C’est urgent. (…) Tu donnes corps au spirituel. En plus, c’est peut-être la clef, tu ajoutes cette dimension poétique, qui permet de faire exploser les carcans. »
Poésie, sensualité, passion. Liberté spirituelle, que Gabriel Ringlet revendique ardemment : « Je ne reconnais la divinité que là où il y a liberté spirituelle, la plus exigeante de toutes les libertés. » La plus audacieuse, et, en cela même, « insupportable pour beaucoup. Un Dieu si proche c’est la fin de Dieu. Non ! C’est le début de Dieu. (…) Ma foi… si j’en avais gros comme un grain de moutarde. Honnêtement, à la différence des disciples, à cause d’eux peut-être, je n’ai jamais prié Dieu de me l’augmenter ! Je me sens bien dans son balbutiement. C’est peut-être la seule chose dont je veuille témoigner : le bonheur de la précarité spirituelle. »
Mannick rejoint ce droit au balbutiement : « Quand on balbutie, c’est que l’on n’a pas fini de dire ou d’écrire, qu’il y a encore de quoi se poser des questions, qu’il est toujours possible de changer de cap. Toi aussu, tu bouscules les mots. Et tu aimes les faire rire. Surtout les mots de la foi, dirait-on. »
Sur quoi il s’exclame : « Mais il faut la faire rire, la foi. Évidemment ! Sa survie en dépend. Heureusement, c’est plutôt l’abondance de ce côté-là. À commencer par la tradition juive qui n’en finit pas de rire avec Dieu. »
On est parfois surpris, par exemple devant la vision, rien moins que classique, de Marie, telle que la défend Mannick. : « Je la crois beaucoup plus énergique et contestataire que celle de mon catéchisme. Marie subversive, j’en suis convaincue. »
Elle regrette d’ailleurs fougueusement qu’on s’accorde à « chanter les louanges des servantes ou des cendrillons de la Bible. Et de l’Église ! »
La complicité n’émousse pas les différences. Lors de leur échange autour du film de Xavier Beauvois Des hommes et des dieux, Mannick n’en fait pas mystère : « Quant à la vie monastique, elle me fait l’effet d’une prison ou d’une exclusion « volontaire » de la vie tout court. » « Une vie si chaleureuse pourtant, s’exalte Gabriel Ringlet. Et pleine de tension. (…) Je fréquente les abbayes de près depuis des décennies et je ne suis pas loin de penser que si l’Église catholique garde une chance de s’ouvrir, cette ouverture viendra peut-être du monde contemplatif, bien plus engagé qu’il n’y paraît dans l’actualité du monde tout court. Et surtout, bien plus libre intérieurement. »
Mais ils se retrouvent à l’unisson pour souhaiter que l’Église accepte l’ordination des femmes. Comment faire, tempète Mannick, pour venir à bout d’un refus jusqu’ici inébranlable ? Son interlocuteur n’hésite pas : « Il faut lutter contre l’orgueil sacerdotal ! Et ce n’est pas rien. Je peux en parler avec simplicité…car cet orgueil nous menace tous, nous les hommes prêtres, même dans l’inconscient. Alors que l’Évangile me paraît si clair sur ce point. (…) Moins de vingt ans après la mort du Christ, les femmes sont rayées de la carte ! Dès l’époque des Actes des Apôtres, les amies de Jésus disparaissent. (…) Rien n’adviendra si l’Église ne renonce pas à son modèle patriarcal. »
La dernière conversation porte sur La mort, très présente dans les livres de l’un et dans les chansons de l’autre. « La mort pour que la vie retrouve son urgence, voilà mon fil rouge. Je dirais même ma colonne vertébrale », résume avec force Gabriel Ringlet.
En vibrant écho, Mannick chante : « Lorsque j’aurai suffisamment de larmes / Pour y noyer toutes mes illusions, / Je partirai sans faire de vacarme / Réenfanter mes nouvelles saisons. / Et je continuerai dans un autre décor, / À vivre éperdument ma vie après ma mort. »
Francine Ghysen
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°169 (2012)