Il était drôle, sensible, irrévérencieux, engagé. Mario Ramos a quitté ce monde le 16 décembre 2012, laissant derrière lui une œuvre merveilleuse de sincérité et de simplicité. Une bibliographie espiègle faite de loups et de cochons, de lions couronnés et de souris à l’envers. Lorsque les enfants les ont entre les mains, ses livres s’animent dans leurs rires et vivent à travers leurs questions. Le Centre d’Art du Rouge-Cloître accueillera dès le mois de septembre une exposition consacrée à ses albums ainsi qu’à ses affiches et illustrations de presse. L’occasion de revenir sur le parcours et l’œuvre d’un artiste qui a su s’adresser aux enfants avec une intelligence jubilatoire.
L’évidence du dessin
Mario Ramos est né en 1958 à Bruxelles, d’une mère belge et d’un père portugais. Enfant, il construit des cabanes chez sa grand-mère, à l’orée de la forêt de Soignes, passe ses vacances au Portugal, aime Tintin et les films de Charlie Chaplin. Et dessine. Le dessin aide le petit garçon qu’il est alors lorsqu’il éprouve des difficultés à s’intégrer ou à s’exprimer. « Très tôt, je suis fasciné par tout ce qu’on peut transmettre par un petit dessin. » Il continue donc à dessiner à l’âge où la plupart abandonnent les crayons de couleur. Il suit des études à La Cambre pendant cinq ans, dans l’atelier de communication graphique de Luc Van Malderen. C’est pour lui une période de découverte et d’ouverture, marquée par un coup de foudre pour le travail de l’Américain Saul Steinberg et du Français Tomi Ungerer. Leur influence sera déterminante dans ses choix graphiques.
Sa formation achevée, il multiplie les activités : affiches, dessins de presse, couvertures, mais aussi publicités. Curieux, Ramos est un touche à tout. On retrouve dans ce versant moins connu de son œuvre[1] certains aspects présents dans ses livres : un grand sens de la composition de l’image, une simplicité graphique faisant la part belle à l’idée, et puis l’humour, parfois noir, si caractéristique de son travail.
Au début des années 1990, il frappe à la porte de Pastel, l’antenne belge de la maison d’édition L’école des loisirs, pour montrer ses illustrations à Christiane Germain. Cette rencontre marque le début d’une longue collaboration, puisqu’il y publiera tous ses ouvrages pour enfants, avec le succès que l’on sait. Pour ses premiers albums, il collabore avec Rascal le temps de deux livres : Djabibi, qui raconte l’histoire d’un cochon fuyant les bouchers qui s’enfonce dans la ville et se lie d’amitié avec le fils d’un épicier et Orson, où un ours sauvage et effrayant prend sous son aile un nounours en peluche qui lui rendra foi en la vie. Il travaille ensuite avec Andréa Nève pour Le dernier voyage avant de se lancer également dans l’écriture. En effet, s’il donne vie avec brio aux histoires des autres, Mario Ramos se rend vite compte que ce qui l’intéresse vraiment, c’est de raconter ses propres récits. Le monde à l’envers, son premier album entièrement personnel, est publié en 1995. Suivront une trentaine d’albums en vingt ans. Rapidement, son style séduit aussi bien les professionnels du livre de jeunesse que leur public principal : les enfants. L’humour ravageur de ses histoires, construites comme des blagues sur le principe de la chute finale, ont évidemment beaucoup contribué à cet engouement. Aujourd’hui, le loup de C’est moi le plus fort, un des best-sellers de Pastel, est connu de tous les mômes et de leurs parents. Mario Ramos a imposé un style : des albums maitrisés, épurés, ouvrant à la réflexion et à l’imagination.
La simplicité au service de l’histoire
Au fur et à mesure de ses parutions, le style de Mario Ramos s’affirme, s’affine. Le trait est sobre, jeté. Ramos privilégiait la simplicité, qui ne peut être atteinte que par un travail conséquent. Si ses albums sont d’une telle lisibilité, c’est qu’il prenait le temps de ne conserver que l’essentiel. Après avoir rempli des carnets de croquis, il les relisait jusqu’à ce qu’en ressortent, de façon évidente, des idées parlantes. Afin que le concept principal du livre ne soit pas parasité, Ramos éliminait le superflu, tout ce qui n’était pas nécessaire à la compréhension de l’histoire. Cette sobriété voulue est à la base de sa conception du métier : « Ce que je trouve merveilleux dans un livre, c’est que les instruments, ce n’est presque rien : un crayon, une feuille de papier, quelques couleurs et je vous construis un livre. »[2]
Il choisissait ses couleurs en fonction de l’émotion à transmettre et lisait le texte à haute voix, puisqu’il était destiné à être lu de cette façon, particulièrement sensible à la musique des mots. Adapter le texte, le titre, les personnages : pour chaque décision, c’est l’enfant qui était central. En effet, tout ce qui composait le livre devait suivre la même direction : l’histoire et sa réception par ses lecteurs. Et s’il savait s’adresser aux enfants avec une telle finesse et une telle clarté à travers ses albums, ce n’était pas moins le cas lorsqu’il les rencontrait lors de ses nombreuses animations, dans les écoles ou ailleurs. Mario Ramos allait à la rencontre de son public et ses livres lui ouvraient alors un véritable espace de réflexion, le confrontant à de nouvelles questions chaque fois que les enfants trouvaient leurs propres réponses.
Il témoignait d’une attention rare à ses lecteurs et son jeune public le lui a d’ailleurs bien rendu, puisqu’à sa grande joie C’est moi le plus fort a gagné en 2003 le prix Bernard Versele, récompense attribuée par un jury d’enfants. Le livre était pour Ramos un moyen de faire réfléchir, de créer des espaces de pensée et d’émotion. Il aimait surprendre, éveiller. Sans pour autant vouloir faire passer un message, sans volonté pédagogique ou didactique, Mario Ramos a réalisé des livres qui poussent les enfants à se questionner sur notre monde et les relations entre les gens. Les rapports de pouvoir, l’exclusion, les injustices : il a su aborder subtilement ces thèmes en mettant en scène une galerie d’animaux bien choisis.
Le bestiaire de Ramos
Les albums de Mario Ramos sont en majorité animaliers. Les humains sont peu présents dans son œuvre, et lorsqu’ils le sont, ce sont souvent des personnages de contes, comme le petit Chaperon rouge dans Le code de la route.
Dans son premier album, Orson, écrit par Rascal, ce sont deux aspects distincts de l’ours qui sont confrontés : l’ours sauvage, mal léché, dangereux et solitaire, se retrouve face à un ours en peluche, un nounours inoffensif et câlin, figure rassurante de l’enfance. En faisant cohabiter ces deux-là dans la même grotte, Ramos interroge la supposée dangerosité d’Orson. S’il apparait menaçant, c’est uniquement à cause de sa maladresse : ce n’est pas parce qu’il est méchant que les autres animaux l’ont rejeté, mais parce qu’il leur a fait mal en jouant. Il fait pourtant sienne cette image qu’on lui renvoie : « Tu n’as jamais entendu parler d’Orson ? Tous tremblent en entendant mon nom », dit-il à la peluche qu’il a trouvée contre un arbre. C’est finalement ce compagnon qui va le révéler aussi tendre qu’un nounours dans un récit d’une grande délicatesse.
Ses animaux, Ramos les choisissait en fonction d’une symbolique ou de qualités qu’on leur attribue. Ainsi, avant même que l’histoire ne commence, les personnages ont déjà revêtu une signification tout autre, moins neutre, que s’ils avaient été humains. Ce procédé très simple lui permettait de faire passer beaucoup de choses avec peu de moyens. « Un dessin parle, surtout quand on utilise des animaux. C’est un peu le principe de Lafontaine : utiliser les animaux pour parler des travers de l’être humain. Et puis les animaux ont beaucoup d’humour »[3]. Et cet humour, si présent dans son travail, permet une dédramatisation, essentielle lorsqu’on s’adresse aux enfants.
L’animal permet une prise de distance par rapport au sujet, ce qui est particulièrement précieux pour traiter des questions graves. Les enfants peuvent alors être confrontés à des sujets déstabilisants tout en étant préservés : le choix de personnages humains amènerait en effet l’histoire de façon trop immédiate. Les animaux sont, en quelque sorte, des médiateurs commodes : en plaçant l’histoire dans un univers imaginaire, cela sécurise le jeune lecteur.
Son premier album solo, Le monde à l’envers, raconte le parcours de Rémi, un souriceau qui vit à l’envers. En dessinant Rémi à l’endroit tout en représentant son environnement et toutes les autres souris renversés, il prend d’emblée le point de vue du protagoniste, permettant de cette façon au lecteur de s’identifier au héros. Pourtant, il suffit de retourner le livre pour se rendre compte que c’est Rémi, et lui seul, qui ne se trouve pas à la bonne place. Cette idée toute simple permet à Ramos de parler limpidement d’un sujet ardu : ce que c’est pour quelqu’un d’être mal dans le monde qui l’entoure, de se sentir exclu. Des croquis préparatoires à l’album[4] montrent les scènes du livre dans lesquelles Rémi et ses parents sont humains. Mario Ramos a considéré que l’histoire serait mieux reçue si elle se déroulait dans un monde de souris. Ce choix rejoint cette idée de dédramatisation : « … les animaux […] sont des personnages riches et drôles qui permettent de la distance et autorisent à aller plus loin », déclare-t-il dans une interview[5]. En effet, il peut s’autoriser un propos plus libre dans un monde de souris que s’il s’agissait de notre univers.
Ramos aime réunir les petites souris avec les éléphants et deux de ses livres jouent de leur dissemblance. Dans Roméo & Juliette (1999), dont le titre annonce la tonalité, le jeune Roméo se sent rejeté. Son habitude de rougir par timidité lui a valu le surnom de Tomate et toute la savane rit de lui. Sa rencontre avec Juliette, une charmante souris blanche, va changer sa vie : le rouge est sa couleur préférée et elle le trouve très bien comme ça. Leur couple est évident tant ils sont bien ensemble. Le contraste entre les deux mammifères confère une dimension supplémentaire à une histoire qui, sans cela, aurait peut-être eu moins de nuances. Et Mario Ramos, qui s’intéressait aux rapports de force, devait apprécier de représenter une si petite créature effrayant de coriaces pachydermes. Dans Je ne suis pas une souris, édité en 2002, l’éléphanteau Archibald se réveille un beau matin métamorphosé : il a rétréci dans son sommeil et a maintenant la taille d’une souris. Chassé par ses parents puis par le chat, il est finalement sauvé par… une souris. Celle-ci lui fera passer des moments charmants. En rapetissant, Archibald change de perspective : il se met à la place du plus faible, du plus petit, quitte ses certitudes pour imaginer ce que c’est de vivre caché. L’identité d’Archibald est aussi questionnée : « Un éléphant, c’est beaucoup plus grand », lui dit la souris. Qu’est-ce qui fait un éléphant ? Sa trompe ou sa taille ?
Lions et loups : enjeux de pouvoir et rapports de force
Dans les albums de Mario Ramos comme dans l’imaginaire collectif, le lion est synonyme de pouvoir. Ce félin couronné de sa crinière lui a permis de parler des travers de ceux qui gouvernent, de leur volonté de puissance et de la manière dont le fait de diriger peut faire ressortir ce qu’il y a de pire en chacun. Ainsi, dans Nuno le petit roi (2000), le père de Nuno lui donne cette définition de la tâche qui l’attend, à savoir la royauté : « Tu devras écouter et conseiller. Décider de ce qui est juste et de ce qui ne l’est pas. » Lorsqu’après un terrible accident Nuno met la couronne sur sa tête, on le sent partagé entre le terrible chagrin d’être séparé de son père et la jubilation du pouvoir absolu. Écrasé par les responsabilités indissociables de sa fonction, il retrouve son père avec un soulagement mêlé de tristesse.
Paru peu de temps après la mort de son auteur, Le petit Guili (2013) raconte comment un petit lion, Léon, change suite à son couronnement. Entouré d’une armée de gorilles, il devient cruel. Il déclare la guerre au royaume voisin : vue du balcon, celle-ci produit « un beau spectacle ». Enfin, il interdit aux oiseaux de voler. Puis nait le petit Guili, un oisillon curieux de tout, ne craignant rien, aimant faire le pitre. Il trouve Léon ridicule et lui vole sa couronne… pour la poser sur la tête d’un cochon. Celui-ci se met à décréter une loi contre la propreté et les carnivores. Guili pose ensuite la couronne sur la tête du crocodile, de l’âne, de l’éléphant… Tous les animaux se montrent aussi stupides qu’égoïstes dès qu’ils sont couronnés. La couronne finira donc dans l’océan, pour le bien de tous… sauf celui des poissons !
Dans Quand j’étais petit, le lion est figuré à contre-emploi, celui d’un clochard mendiant dans la rue. Le choix d’un lion pour ce rôle est particulièrement saisissant, d’autant plus qu’on le découvre, enfant, jouant avec une couronne sur la tête. Tout particulièrement dans cet album sans paroles, les animaux sont représentés pour mieux parler des hommes, de leur travers, de notre monde, de notre époque. Lucie Cauwe écrivait au sujet de l’album Après le travail : « Remarque-t-on que ces personnages sont des animaux tous différents tant leurs attitudes évoquent celles des humains ? »[6]
Le loup est probablement l’animal le plus dessiné dans ses livres. Mario Ramos a d’ailleurs déclaré : « si je ne devais en choisir qu’un, ce serait le loup. C’est celui qui a le plus de références avec l’être humain, avec la société actuelle. Il permet justement ces différents niveaux de lecture, car il fait peur aux enfants et les attire en même temps »[7]. À la fois bête sauvage et archétype de contes de fées, il cumule autant d’intérêts utilisés par Mario Ramos dans nombre de ses ouvrages.
Il se plait à ridiculiser le grand méchant loup dans les truculents C’est moi le plus fort, C’est moi le plus beau et C’est moi le plus malin comme dans Le code de la route, faisant jubiler les enfants ravis de voir l’objet de leurs craintes devenir à ce point grotesque et inoffensif. Jouer avec ses peurs, jouer à se faire peur, c’est aussi ce que font trois petits cochons dans Loup, loup y es-tu ? En portant le masque du loup, l’un d’eux permet aux enfants d’apprivoiser leurs craintes dans un album jouissivement libérateur.
Dans Un monde de cochon, Mario Ramos joue à nouveau du contre-emploi : dans une école uniquement peuplée de cochons, le petit Louis fait tâche lorsqu’il arrive : c’est un loup. Il représente le paria, l’étranger, celui qui n’est « pas comme les autres ». Il sort de l’isolement en se liant d’amitié avec Fanfan, un cochon un peu à part. Quand ils jouent à se poursuivre, c’est Fanfan qui fait le Grand Méchant Loup. Plus tard, trois grands méchants cochons harcèlent Louis parce qu’il n’est pas de la même espèce qu’eux. Livre social par excellence, il démontre à quelle point les albums sont d’excellent médiateurs pour sensibiliser les enfants à différents problèmes graves. Mais au-delà de cela, ils restent, tout simplement, de très bonnes histoires, drôles et touchantes, à lire (et relire) par pur plaisir et sans modération.
Fanny Deschamps
[1] On peut retrouver certains de ces dessins sur son site www.marioramos.be.
[2] Mario Ramos et le monde à l’envers, un film réalisé par Milena Bochet et Maggy Rayet, Production Pastel – L’école des loisirs, janvier 2005.
[3] Ibid.
[4] Reproduits dans la très belle brochure des éditions Pastel, Le monde de Mario Ramos.
[5] « 3 questions à Mario Ramos », dans L’école aujourd’hui, 19 mai 2011.
[6] Lucie CAUWE, « Travailler et aussi faire des pauses », Le Soir, 23/10/2009.
[7] « 3 questions à Mario Ramos ».
Article publié dans Le Carnet et les Instants n° 195, juillet-septembre 2017, p. 26-30.