Le livre de la mélancolie
Pierre MERTENS, Une paix royale, Seuil, 1995
Au départ, il y a cette scène, quasi originelle, que l’on connaissait pour l’avoir lue sous la plume de Mertens dans un numéro de La Lettre internationale : le jeune Mertens s’est vu offrir un vélo par sa grand-mère. Un jour, il sillonne une petite route de Campine, rêvant à Rik Van Looy, l’Empereur d’Herentals. « Je rêvai qu’un jour, ‘l’empereur’ ailé venait ici parfaire son entraînement en vue de quelque épopée routière sur les pavés de ‘l’enfer du Nord’ ou du Tour des Flandres, me remarquerait — et qui sait ? — distinguerait en moi son possible dauphin, un successeur inespéré?…. Or, ce ne devait pas être ‘l’ ‘Empereur’ que je rencontrais. Mais le Roi. Ou plutôt : deux rois, à la place d’un seul… »
Voilà le jeune Mertens, lancé à toute allure, le front baissé, fauché brutalement par une Ferrari noire d’où sortent Baudouin, le nouveau Roi, et son père Léopold III. La suite, on la devine, le premier éblouissement d’un adolescent qui en aura d’autres. L’histoire du vélo accidenté vaut à elle seule son pesant d’or mais cette scène, qui n’est racontée qu’à la page cent du livre, nous en donne, en quelque sorte, les clés. « Oui : elle (la grand-mère) a dû voir que cette chute-là, du fait d’un Roi, se répercuterait en moi de façon emblématique et que je n’aurais, sans doute, pas assez de toute ma vie pour m’en relever. »
Le dédoublement qui est au cœur de l’œuvre de Mertens dont les thèmes de la trahison et du doute, par exemple, ne sont que des déclinaisons, constitue la trame d’une Paix royale. Le narrateur, guide de voyage reconverti en journaliste, ne se sent bien que dans les villes coupées en deux (Berlin, Jérusalem, Nicosie) et La Question royale, « la seule question concevable qui méritât qu’on y réponde par oui ou par non », est bien celle du dédoublement puisqu’elle met en scène deux rois, qu’elle oppose deux attitudes durant la guerre, qu’elle établit une ligne de démarcation entre deux peuples (flamand et francophone). Ce livre, il faut le voir, non pas comme la réhabilitation de Léopold III, mais comme une fiction qui fait de ce roi un personnage shakespearien : ébranlé par les scènes d’amputation durant la guerre 14, il aurait répugné à précipiter son peuple dans un nouveau massacre. « Régner n’est rien… c’est advenu par hasard à tant de paltoquets… Abdiquer, en revanche, ne fut donné qu’à quelques-uns, dont vous fûtes. » II y a de la grandeur dans le geste même de l’abdication. Ensuite commence « l’histoire d’un roi qui perdrait tous ses droits sur une toute petite contrée, et qui verrait s’ouvrir devant lui, alors, les portes du monde… Léopold, ce roi mal foutu qui n’en fut que roi davantage, en théâtralisant tout le gâchis possible d’une vie humaine, va avoir droit à une seconde chance qui va faire de lui le roi des non-rois. » Et ses deux femmes, Astrid et Liliane (il y en aurait même eu une troisième, clandestine celle-là — c’est le côté Paris-Match du roman), Mertens les décrit comme des personnages hollywoodiens : Astrid débarquant à Anvers, cheveux au vent, c’est Ingrid Bergman rejoignant Rossellini dans un destin tragique. Quant à Lilian Baels, elle skie, elle patine, monte à cheval, tire… Et sa beauté, ses détracteurs en feront « une circonstance aggravante du crime d’exister à côté du Roi ».
Mais le couple le plus étonnant du roman est bien celui que forme le Roi (Léopold III) et l’Empereur (Rik Van Looy). D’ailleurs, ses recherches historiques, l’auteur les mène à la Bibliothèque royale à Bruxelles qui, comme chacun sait, se trouve boulevard de l’Empereur. Et si le narrateur n’est « l’homme que d’un seul roi, qu’il fût bon ou mauvais, respectable ou incompétent, viril ou faible… », il nourrit la même fascination pour un seul champion : c’est Rik Van Looy qu’enfant il rêvait d’égaler lorsque la rencontre avec le double roi le fit passer d’un rêve à l’autre. Rik Van Looy est, comme Léopold, un roi déchu puisque « c’est une loi du genre que tout superchampion doive perdre un jour sa couronne. Il a sans doute droit à l’estime s’il sait s’effacer au bon moment… » L’entrevue entre Rik Van Looy et le narrateur donne son ton au livre, celui de la nostalgie. Imaginons Mertens téléphonant au vieux champion pour solliciter un rendez-vous et se faisant une première fois éconduire : « d’une voix sans couleur, un peu fluette et presque de fausset, d’eunuque…il m’avoua qu’il ne voyait pas l’utilité ni le sens de notre rencontre… » Et voilà le narrateur ébranlé, découvrant qu’« aucune tête couronnée du royaume ne m’aurait impressionné autant ». Et finalement, il l’obtient, ce rendez-vous, et arrive même beaucoup trop tôt à Herentals pour se faire tout petit devant l’ex-champion déroulant le passé : Rik Van Steenbergen, Coppi, Merckx (le cannibale), sa chute dans les Pyrénées au Tour de France, sa dernière victoire à Paris-Roubaix où, alors qu’on le disait fini, il franchit victorieux la ligne d’arrivée en pleurant. Les deux hommes se tutoient. Rik a des phrases sublimes : « Tu ne peux pas gagner si tu ne penses pas que la pire chose est de perdre. » Quand il décide de raccrocher, à 37 ans, il n’est plus « qu’un étranger dans le peloton ». Il est, d’une certaine manière, trop tard puisque Merckx occupe désormais le devant de la scène. Si ce récit déborde d’émotion, c’est que le narrateur y voit « une occasion inespérée de vérifier le passage du temps et de mesurer non pas vraiment la fuite de sa jeunesse mais de la mienne. Voilà donc derrière quoi je courais moi-même ? J’avais traversé les déserts de l’enfance ravinés par mille chagrins, titubé en funambule sur le fil de l’existence, et j’avais abouti ici, dans une clairière campinoise éclaboussée de lumière et rien n’était aussi actuel, contemporain, que mon admiration pour un has-been au visage d’hidalgo, si peu marqué par l’âge et les épreuves. » Le couple Van Looy-Léopold serait-il dès lors un trio dont le troisième homme ne serait autre que Mertens lui-même ? On les imagine tous les trois, le regard illuminé par le rayon sépia du temps passé. Voilà peut-être pourquoi ce roman tranche sur les précédents : il ne nous livre aucune certitude, il ne nous propose aucune démonstration. Il est tout entier placé sous le signe du temps et de son corollaire, la mélancolie. La troisième partie, Tout un monde, alors que le narrateur a rejoint le Square du Bois-profond, lieu de son enfance, se clôt sur un déluge généralisé où tout finit par prendre l’eau, sa relation avec sa compagne Joy jusqu’à son propre pays, qui « se divisait au moment même, ultime, où nous aurions pu nous réunir. Qui allait donc mourir le premier, du pays ou de nous ? » La dernière image est celle de l’hélico embarquant la compagne et l’enfant, sous l’œil du narrateur, car il n’y a plus que deux places dans l’habitacle.
En refermant ce livre qui est celui d’une vie, j’ai songé à cette phrase de Valéry : «Je me suis rarement perdu de vue ; je me suis détesté, je me suis adoré ; puis, nous avons vieilli ensemble. »
Jean-Luc Outers
Article paru dans Le Carnet et les Instants n° 89 (1995)