La lettre et l’esprit
Diane MEUR, Les villes de la plaine, Sabine Wespieser, 2011
Chaque nouveau roman est pour Diane Meur l’occasion de tenter une expérience narrative nouvelle. Alors que ses précédents récits décrivaient un cadre historique précis et bien documenté, Les Villes de la plaine invente une ville et un pays imaginaires, qui nous semblent pourtant terriblement familiers, décalques qu’ils sont
du Moyen-Orient antique. La cité de Sir vit sous le régime des lois d’Anouher, code institué quelques siècles auparavant et scrupuleusement respecté, dans un formalisme parfois excessif. Asral, un haut scribe, est chargé de recopier rituellement le code. Il engage comme garde Ordjéneb, montagnard banni de son village, homme peu cultivé mais intelligent. La langue parlée par Ordjéneb, dont l’aspect archaïque est proche de
celle du code, et les discussions avec son garde vont amener le scribe à s’interroger sur l’institution de la loi, sur sa nécessité au moment où elle fut instituée et sur la sclérose qui la contamine dès que l’on oublie le contexte auquel cette loi a apporté une réponse. Va donc se poser de façon aiguë la question du sens littéral et du sens figuré, la question de la croyance et des rites, garants de l’unité d’un état ou moyens de contrainte, singulièrement à l’égard des femmes.
Le retard pris dans la transcription, dû aux doutes d’Asral, va mettre la ville en danger, entre autres face aux appétits de la cité d’Hénab, à l’autre bout de la plaine. Dans les multiples rebondissements que propose ce récit captivant, le scribe va être appelé à jouer un rôle qu’il n’avait pas imaginé devoir assumer. Diane Meur propose ainsi une très intéressante réflexion sur les mécanismes du pouvoir, son institution et sa perpétuation. Sur la notion de destin individuel dans les soubresauts de l’histoire. Cette interrogation sur le destin individuel est une thématique essentielle de l’écrivaine ; c’était déjà l’argument de ses autres romans. Ici, dans ce contexte imaginaire, elle
peut aller plus loin encore dans sa démonstration et l’entrelacer avec d’autres thèmes qui lui sont chers, comme l’oppression des femmes dans la vie sociale et dans la vie amoureuse. Elle poursuit aussi une réflexion très fine et imagée sur le langage et l’écriture comme moyens de pallier l’absence des choses ; pourquoi transcrire sur des rouleaux fragiles la loi qui fonde plus sûrement la cité que les pierres dont elle est
bâtie ? Réflexion encore sur la causalité : comment les événements ont-ils pu s’enchaîner de cette façon ? Quel est le poids de la part individuelle ?
Dans son interrogation sur la connaissance et sur le devenir du pouvoir, Diane Meur introduit un procédé subtil. Le lecteur apprend la fin de l’histoire de la cité par un bref deuxième récit, celui d’une expédition archéologique allemande en 1847, dont les chercheurs émettent diverses hypothèses sur la civilisation de Sir. Par là, on devine ce qu’il est advenu de la ville, mais on assiste aussi à l’élaboration du regard contemporain sur la civilisation antique : un très bel exemple d’exercice d’interprétation. Comme Asral se pose la question de la compréhension du sens réel, et peut-être perdu, de la loi d’Anouher, les archéologues cherchent à décrypter le sens de leurs découvertes. Tout le roman apparaît alors comme une entreprise de lecture de signes, de différentes natures, à différents moments. Quelques passages sont à cet égard particulièrement intéressants. La valeur que l’on attribue aux signes est relative, elle peut basculer, comme l’écrit l’auteure à propos de deux personnages : « Ainsi recommencèrent les amours du rude Ordjéneb et de la belle Djili, à moins que ce ne soit l’inverse. »
Le roman n’est pas qu’une fable sur le pouvoir et la religion, il campe également des personnages concrets, attachants dans leurs doutes, leur simplicité, leur façon de chercher la vérité et le bonheur, car c’est aussi un roman d’amour. Et puis, il y a le ton si particulier. L’auteure reprend et s’insère dans le ton des chroniques anciennes, en en reprenant l’emphase et le style ampoulé qui peut donner l’impression d’être comme éloignée de la réalité que l’on veut décrire ; Asral donne d’ailleurs une superbe leçon d’interprétation d’un texte ancien, sorte de mise en abyme de la façon de lire le roman. Mais en même temps, Diane Meur se distancie de ce style qu’elle utilise, le récit revient sur lui-même, introduisant par moments une pointe d’ironie. Une indétermination plane sur la nature et le statut du narrateur, sa façon d’être à la fois dans le récit et de s’en détacher. Cette indécision suscite un heureux effet de flottement, d’autant plus
que le narrateur en appelle au lecteur, l’inclut dans un « nous » qui l’embarque dans le récit et le prend à témoin.
Joseph Duhamel
Article paru dans Le Carnet et les Instants n° 168 (2011)