Serge Meurant, Célébration

Avec quatre poètes discrets

Denys-Louis COLAUX, Un tailleur d’allumettes, Arbre à paroles, 2010
Pierre TRÉFOIS, Offertoire rouge, Arbre à paroles, 2010
Serge MEURANT, Célébration, Cormier
Michel LAMBIOTTE, Mémoire double, Taillis Pré

colaux un tailleur d'allumettesDenys-Louis Colaux et Pierre Tréfois semblent à première vue – et on aimerait bien ne pas trop se tromper – deux poètes héritiers d’Achille Chavée. Comme on les imagine. Révoltés, un peu gauches et dégingandés dans leurs costumes d’adolescents quinquagénaires, ils sont à coup sûr des hommes généreux, adeptes l’un et l’autre de la métaphore et chantres du passage de la femme comme de celui du poème, sachant manier la langue et lui faire de beaux enfants… Denys-Louis Colaux, dont on sait depuis longtemps qu’il hait les poètes vivants, avait donné déjà bon nombre de recueils dans l’esprit de ce Tailleur d’allumettes, entre lyrisme et ironie. Il est connu pour composer une poésie brillante à laquelle il arrive parfois de ressembler à une entreprise d’exhaustivité : elle aime l’énumération, les inventaires à la Prévert, comme ici dans les textes intitulés « Reviennent inlassablement vers nous » ou bien « N’existent pas dans la nature ». Ses poèmes peuvent alors prendre la forme de listes bariolées, teintées souvent d’heureuses inventions surréalistes, comme le « shampooing chauve » ou les « éplucheuses de réverbères »…

Le tout se lit sans déplaisir, avec le risque de quelquefois lasser, car ce tailleur d’allumettes a aussi la particularité d’être coupeur de cheveux en quatre ! Mais quand ce poète fait mouche, il propose de fortes images. Notons au passage l’évocation d’un poème qui fait l’effet « d’une dansante bougie menacée par sa propre haleine ». Mais Colaux a l’originalité de pouvoir aussi se colleter à des sujets plus graves, comme l’éloge de la mère ou l’évocation de la Shoa face à laquelle nous avons « l’air de grands cochons devant l’aube ». Colaux est doué d’une force poétique indéniable, mais on aimerait lui conseiller de freiner le galop de ses grands chevaux pour s’en tenir à l’expression de l’émotion pure à laquelle il accède dans le superbe « Sur le lit / le drap froissé dort // La rue perdue dans ses pas / ruisselle à la vitre // Un parfum de fleurs mêlé d’orge / tourne sur son doigt / au milieu de la chambre / avec des frissons d’ombre restées / des lueurs heureusement lasses // Assis sur la chaise / j’entends / yeux fermés âme éclose / une voix mouillée / chanter sous la douche ».

trefois offertoire rougePierre Tréfois est quant à lui un poète qu’on nous présente à la fois comme homme de culture et objecteur de barbarie. De sa culture, on ne doutera pas : il suffit voir le nombre de citations dont il jonche son recueil… Cela passe par Maurice Scève, Emil Cioran, Nietzsche, Ronsard, Jacques Izoard et Paul Valéry. Et quand il ne convoque pas ses amis les poètes, ce sont les références aux peintres (Bruegel, Bosch et Magritte) et aux cinéastes qui fusent. Cette pléthore référentielle masquerait-elle une difficulté de Tréfois d’affirmer sa propre voix ? On aimerait qu’il ose s’élancer loin de ces béquilles.
Offertoire rouge, titre qui renvoie à une œuvre vocale de Marc-Antoine Charpentier, se lit comme une méditation poétique, volontiers baroque, dans laquelle s’expriment tour à tour le labyrinthe et ses tâtonnements angoissés, l’impossible désir d’envol, la chute, la mélancolie, et enfin un voyage au cœur des émois esthétiques. Le poète d’Ottignies, parfois narquois, parfois grave, n’y évite hélas pas les pièges d’un certain maniérisme lexical. Au fil des pages, le lecteur peut se trouver en danger de « céder à l’anticlinal », tandis que « les circaètes l’ébrèchent ou l’élident ». Un court poème s’offre même le luxe de deux notes en bas de page ! Les meilleures réussites de ce livre inégal sont sans doute les beaux vers libres de « Sur l’autre rêve de la rive » et quelques proses réflexives et narratives qui ponctuent le vol d’un poète prêt « à rejoindre Icare au cœur des oxymores ».

En poésie, si les livres qui expriment la douleur, la séparation et la complexité des sentiments qui en éclosent sont légion, rares sont ceux qui réussissent à nous émouvoir d’emblée, ensemble et avec leur auteur. Trop souvent, nous sommes contraints, devant un livre écrit dans l’urgence d’un deuil, de nous contenter de trouver refuge dans la compassion. Michel Lambiotte et Serge Meurant, grâce à leur vigilante pudeur et à leurs mémoires mitoyennes, parviennent à partager avec le lecteur des thématiques intimes.

meurant celebrationSerge Meurant est le fils du poète et folkloriste René Meurant et d’Elisabeth Ivanovsky, née russe, en Bessarabie, et disparue en 2006 à l’âge de 96 ans. C’est son amour filial pour cette mère qui fut pour lui « la source d’un imaginaire inépuisable » qu’il célèbre dans son dernier recueil. Le poète rend habitable le récit de l’agonie et du décès de cette mère chérie car il laisse place aussi au renouveau, via la naissance des enfants et des petits-enfants. Célébration est un livre qui davantage que de la mort, nous parle du courage d’une femme, qui fut aussi une grande artiste, et fait le portrait de la dignité de ses derniers moments. Meurant, poète discret qui publie depuis 1970 sans fracas, pratique l’écriture poétique comme un exercice vital. La poésie, écrit-il, constitue sa colonne vertébrale, son souffle et sa raison d’exister. De livre en livre, elle traduit les événements marquants de son existence. Les titres de ceux-ci fournissent d’autres clés de mon univers : Le sentiment étranger, Vulnéraire, Souffles, Brasier de neige, Visages, Le don, Ici-bas… Dépouillée, proche de la vie concrète, lumineuse, la langue de Meurant exprime l’humain avec précision. Découvrons par l’exemple ce regard qui se porte sur la mourante, de manière sensible et concrète, dans ce beau poème qui appartient à la section Les derniers jours : « La saveur la quitte / Elle jeûne / à jamais // Elle ne se soutient / ne s’assied / sans assise // Le sommeil / puissant / l’emporte // Elle s’étonne / sourit / éphémère // afin que tu la quittes / paisiblement ». Dans une atmosphère entre clair et obscur, entre proche et lointain des choses, entre dit et non-dit, chaque poème de Célébration procède d’un regard, d’un instant, et quand Meurant murmure à l’oreille de la morte : « Ma mère… », il touche forcément à l’universel. La lenteur du poème et sa sobriété font que Meurant se lit à fleur de mots. Sa philosophie a quelque chose d’oriental : l’expérience et les mots y dialoguent librement : « Quand connaîtrons-nous l’épreuve / qui nous délivrera / du dernier doute ? // Quand le mystère / où nous entrons / nous sauvera-t-il / de l’inaccompli ? // Chaque deuil / questionne / notre désir de vivre // nous dépouille / de ce qui déjà nous a quittés ».

Michel Lambiotte signe quant à lui avec Mémoire double un véritable manifeste pour une poésie de l’effleurement, de l’effacement, et de la blancheur éblouissante. Par touches pointillistes, il peint des poèmes dans lesquels l’espace, la marge, le retrait expriment tout le poids du silence entre les mots. Depuis soixante ans, Michel Lambiotte écrit et publie à l’enseigne de fidèles éditeurs (Le Cormier, L’Arbre à paroles, Le Taillis Pré) les poèmes d’un corps à l’affût qui dit et qui lie au plus intime, poèmes auxquels il faudra prêter un jour davantage d’attention. Dans des vers libres rythmés, d’une belle retenue, il déploie un univers harmonieux qui gomme tout pronom personnel, sinon de temps à autre, le pronom elle, entité féminine qui semble être à la fois le véritable destinataire et la quête de ces textes : « tendre est-elle à fleur de lumière / seule encore si près des bords / qu’elle s’ouvre aux reflets de l’ombre // fleurs d’ivoire la rose des vents / figure que tourne l’aurore / alentour un laissé de nuit / une médiation du silence ». Dans ce même style scandé, au fil d’une écriture élégante et sinueuse qui serpente sur la page – aucune majuscule ne vient troubler le souffle de ce texte intimiste – le poète nonagénaire nous donne à lire une poésie du possible, du peut-être, du mouvement concret d’un monde qui grouille vers un monde muet. Tout y voisine, les quatre éléments, la mémoire et la lumière. Michel Lambiotte est un sourcier du silence, silence mitoyen autant qu’intermédiaire.

Quatre recueils qui représentent la diversité du talent de quatre poètes mal connus de nos lettres, qui œuvrent dans la discrétion, loin des feux du cirque médiatique, du silence des chapelles ou des revues littéraires. Le poétiquement correct et le sens du compromis leur sont totalement étrangers. De livre en livre, inlassablement, ils consolident les assises de voix originales et s’occupent avant tout d’ouvrir notre regard à la beauté mortelle comme à celle du monde.

Quentin Louis


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°162 (2010)