Le vide, l’un
Yves NAMUR, Fragments de l’inachevée, Les éperonniers, 1992
Yves NAMUR, Le livre de sept portes, Lettres vives, 1992
Plonger au tréfonds de soi. forer le puits de l’être jusqu’au ressassement. jusqu’au danger d’un exercice où poindrait l’inanité — par l’ébranlement ininterrompu des valeurs et le vertigineux basculement vers le vide —. c’est ce qui est exigé de la poésie, c’est pourquoi elle importe. Pourtant, bien peu s’accordent à suivre un cheminement poétique dont ne pourraient s’éluder la fuite désespérée du sens ni la faiblesse infinie du langage. Car, inéluctablement, finiraient par se saper les raisons d’être et d’écrire, et viendrait au jour, dans sa force tragique, ce sentiment que tout poème est un poème sur la mort. Comme en témoignent ses deux derniers recueils, la mort semble au cœur du parcours mené par Yves Namur. S’il terminait effectivement le triptyque de Fragments de l’inachevée par un volet intitulé « La mort traversée » c’est encore sur « La porte de la mort » que s’ouvre le très beau Livre des sept portes.
Avec la pensée de la mort s’ébauchent les marches où. dans le même temps, naît et s’éteint notre moi. Par la nécessaire évocation de la mort se découvrent notre indéfinition finale et, partant, notre fondamentale vacuité. Citant en exergue la pensée de Héraclite « Et de toutes choses l’Un /Et de Un tontes choses ». Yves Namur peut prononcer ces paroles élémentaires où l’identité à la fois se dessine et se délite, et faire d’« une certaine ressemblance « la brisure où » s’est marquée la discordance infime :
Une ressemblance telle
Que la mort puisse nous confondre
Puisqu’elle nous a confondu l’un et l’autre.
Ainsi sommes-nous l’un et l’autre
Dans la même mort et dans le même être.
Ainsi sommes-nous l’un et l’autre
Dans la même mort et dans le même non-être.
Jugée la « source de tous les commencements », la mort génère une vision de l’univers dans sa part la plus concrète, dans ses menus fragments les plus accessibles : ainsi de « l’arbre « et de « l’écorce de l’arbre ». de « la pierre noire et des oiseaux ». Cependant, par le verbe amenuisé du poète, le recensement du monde s’est à peine esquissé, et il ne s’est fait jour aucune velléité de circonscrire, à même le texte, la totalité de l’objet. C’est qu’il suffit de dire le rien, et que ce rien-là comprend la chose — la res — et son abolition implicite. Pour atteindre « à la lisière/Du poème. /La seule évidence du Rien », il faut à l’auteur se forger un discours d’une insistante ténuité, où la poésie se fraye un chemin entre tautologie et répétition. Il faut composer un chant qui, comme l’écrit E. Guillevic, « se chante lui-même », sans enflure ni affectation, pour « épouser le silence ». Il faut laisser de côté le charme factice des mots pour consigner, en toute conscience. « La trace du Rien ». ce « lieu précaire / Où seul l’effacement est ».
Au mouvement vers le néant, dans Le livre des sept portes, succède le double éveil à l’Autre et à la Lumière. Il n’est, néanmoins, pas de terme au questionnement, pas d’espace pour reformer l’unité brisée ni pour lever le voile d’obscurité qui s’éploie sur nous. Dans leur fragilité même, dans la blancheur incidemment tronquée du papier où ils s’écrivent, seuls demeurent ces mots qui interrogent : « Pourquoi vouloir nommer l’Antre ? » ; seule prévaut « la trace du poème toujours inachevé », avec l’évidence qu’elle recèle : la faillite avérée de l’écriture. Se dérobant à lui-même par l’exigence qui le fonde, le poème prend alors la forme énigmatique de l’aphorisme : Ce qui habite l’Autre Habite aussi la Question. Avec ses fausses reprises et ses non-dits, la poésie d’Yves Namur voit émerger un lyrisme par défaut, où tout mot chante, devient musique dans l’amuïssement généralisé. Dès lors, par sa poétique de la nudité, et par la rigueur exacerbée qu’il impose à sa démarche, le poète ne pourrait-il que faire siens ces vers de François Jacqmin :
Ce que le poète commente
est essentiellement
la négation qui le révèle à soi-même.
Laurent Robert
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°75 (1993)