Poétique de la légende
Amélie NOTHOMB, Biographie de la faim, Albin Michel, 2004
Après avoir sorti l’an dernier Antéchrista, un roman désincarné, réduit à une trame qui lui avait déjà servi à plusieurs reprises (la possession démoniaque d’une fille par une autre), on se demandait ce qu’Amélie Nothomb allait nous réserver pour la rentrée 2004. Contrairement à ce que laissent supposer la construction génitive du titre (Biographie de la faim) identique à celle de quatre autres de ses romans (dont le premier, Hygiène de l’assassin) et la quatrième de couverture (« La faim c’est moi »), qui semble annoncer des élucubrations grandiloquentes façon Métaphysique des tubes où l’écrivaine délirait pendant des pages et des pages sur son identité divine et tubulaire, ce treizième roman surprend. Il est trop tôt pour dire quelle place il occupera dans l’œuvre de la romancière (une exception ? une nouvelle voie ?) mais on peut déjà remarquer qu’il est plus introverti que les précédents. Plus apaisé. Comme s’il était écrit d’un lieu intérieur que l’écrivaine n’avait pas encore exploré. Qui ne serait plus celui de l’enfance perdue, qu’elle essayerait de retrouver à chaque livre, mais un lieu voisin qui lui permettrait d’avoir un rapport plus distancé, plus analytique à sa biographie.
Car cette fois, elle n’essaie pas d’exposer sa vie de fille de diplomate comme si elle était légendaire, comme si le monde continuait d’être enchanté ainsi qu’au temps de son enfance (les légendes nothombiennes viennent davantage de la manière qu’elle a de raconter, d’écrire que des faits eux-mêmes) mais de donner quelques clefs du fonctionnement de son imaginaire débordant comme lorsqu’elle narre son retour au Japon avec sa sœur Juliette, à l’âge de 21 ans : « Arrivée devant la maison de notre enfance, je glissai ma tête dans une meurtrière du mur et interrogeai le jardin : il était pareil, mais j’avais quitté mon empire et je retrouvais un jardin. »
Jusqu’à ce dernier livre, chacun de ses romans était une tentative pour construire un nouvel empire sur les décombres de l’enfance (d’où la sourde mélancolie qui rend l’œuvre plus douloureuse que joyeuse). Dans Biographie de la faim, elle a décidé d’ouvrir la porte du jardin. On se retrouve alors en terres souvent inexplorées, même si l’histoire est déjà connue. Pour ne pas se raconter sa vie de front, Amélie Nothomb a choisi de la relire à travers son rapport à la nourriture, à la boisson (l’eau et l’alcool), à la boulimie qu’elle a de toutes choses (et pas seulement des aliments), de revenir sur l’anorexie qui a été un moyen de survie pendant l’adolescence. Si le livre commence par une de ces fantaisies dont elle a le secret (sur l’archipel océanien Vanuatu, qui aurait toujours possédé assez de ressources naturelles pour n’avoir jamais eu à produire la moindre denrée alimentaire), il se poursuit avec la narration chronologique de sa vie jusqu’à ses débuts d’écrivaine.
On retrouve avec plaisir la famille Nothomb fidèle à elle-même (le père diplomate, la mère très belle qui ne comprend pas toujours la psychologie de sa fille, Juliette la sœur adorée, le frère un peu tortionnaire), des épisodes de l’enfance que l’on connaît déjà (l’enfance au Japon, en Chine) ; on se réjouit de ses sorties dans les restaurants et les théâtres de New York habillée d’un manteau en fausse fourrure et de son amour pour une jeune fille au pair (entre huit et onze ans) mais on est moins convaincu par la description des pays où, adolescente, elle a séjourné (le Bangladesh, la Birmanie…). Peut-être parce que les véritables contrées de ces années-là sont plus intérieures que géographiques : la lecture qu’elle pratique à longueur de journée et la lutte contre une voix intérieure qui l’empêche « de se raconter des histoires ». « Mon récit intérieur, écrit-elle, mélange de réel et fantasmagorie, n’avait jamais connu d’interruption : il accompagnait mes moindres gestes, mes moindres pensées. A présent, quand j’essayais de renouer ce fil narratif, la voix nouvelle s’interposait qui ne tolérait que l’anacoluthe. »
Heureusement un jour, elle a retrouvé ce fil narratif et ce jour-là, elle est devenue l’auteure que certains adorent, que d’autres décrient, celle qui ne cesse d’écrire pour ne plus perdre aucun fil, celle qui peut rendre le moindre éternuement extraordinaire. Celle qui a réussi une carrière à la mesure de sa faim dévorante, une carrière qui, après douze années de publication, est déjà entrée dans la légende.
Michel Zumkir
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°135 (2004)