La nostalgie n’est plus ce qu’elle était
Amélie NOTHOMB, La nostalgie heureuse, Albin Michel, 2013
Le Japon, Shukugawa et son école, Rinri, Nishio-san… : les fidèles lecteurs d’Amélie Nothomb auront la douce sensation, en ouvrant La nostalgie heureuse, de renouer avec de vieilles connaissances. D’aucuns se réjouiront d’ailleurs que le dernier volume de la « geisha gothique » des Lettres belges puise à nouveau à la veine autobiographique, sollicitée dès 1993 (Le sabotage amoureux), mais délaissée depuis Ni d’Ève ni d’Adam (2007), d’où ont jailli quelques-uns de ses meilleurs livres et ses plus grands succès publics.
Pourtant, ce sixième récit autobiographique surprendra les familiers de l’univers d’Amélie. Pour la première fois en effet, c’est un épisode très récent de sa propre vie qu’elle évoque, puisque La nostalgie heureuse retrace son retour, en mars 2012, sur les lieux de l’enfance, et épouse une forme proche du journal de bord. Autre singularité : ce périple nippon a fait l’objet d’un film de Luca Chiari et Laureline Amanieux, Amélie Nothomb, une vie entre deux eaux, diffusé l’automne dernier, dont le roman s’offre comme le contrepoint. Surtout, l’écrivaine nous convie moins au récit d’une tranche de vie qu’à une méditation d’une rare acuité sur l’autobiographie et la remémoration, sur le souvenir et le passage du temps. Son dernier ouvrage traite en effet de la quête des traces du passé (matière de Métaphysique des tubes, Stupeur et tremblements et Ni d’Ève ni d’Adam), lors du voyage au Japon entrepris pour le tournage du documentaire.
Le temps écoulé et le tremblement de terre qui a secoué la région en 1995 ont toutefois anéanti la plupart des témoins de son passage. La maison d’enfance a été détruite, le petit lac vert converti en parking, et le village est envahi par les taxis – la « nécrologie » est infinie et accélère l’amère découverte que les lieux symboliques de l’enfance « n’ont pas été jugés dignes d’être préservés et que c’est normal, voilà ». Le Shukugawa de 2012 conforte si peu les souvenirs que l’autobiographe, envahie d’un « profond sentiment d’irréalité », accueille avec gratitude le moindre indice – cette photo de classe de 1970 où elle se reconnait parmi les petits Japonais, le silence qui règne toujours sur le village, ou l’air qu’elle respire.
Dérisoires, volatiles, ces madeleines n’ont de sens que pour elle seule. L’équipe du film lui oppose une « atonie polie » lorsqu’elle redécouvre le caniveau qui fut son terrain de jeu. Le souvenir est incommunicable et le documentaire qui le traque, voué à l’échec : la caméra « capte les remous à la surface du lac. Je reste dans mes grands fonds ».
L’écriture seule rend le souvenir partageable, mais une écriture qui « suppose des coupes et des approximations », qui transforme « tout ce que l’on aime » en « fiction ». Ces propos, qui ouvrent La nostalgie heureuse, obèrent la suite du récit, et instillent l’ombre d’un doute sur les autobiographies antérieures. Comment lire ces six ouvrages, en effet, quand leur auteure écrit : « À aucun moment je n’ai décidé d’inventer. Cela s’est fait de soi-même » ? Euphémique aveu que le passé n’a peut-être jamais été tel qu’elle l’a écrit ? Constat que la fiction peut seule traduire l’émotion authentique et la « musique » que « ce que l’on a vécu laisse dans la poitrine » – tout ce que le documentaire, censé enregistrer la réalité brute, échoue à saisir ? Ou peut-être faut-il seulement voir sous ces mots une lucidité que l’auteure de Métaphysique des tubes ne possédait pas encore lorsqu’elle clamait : « Je me souviens de tout ».
La lucidité pourrait d’ailleurs bien être l’un des maîtres-mots de La nostalgie heureuse. Celle d’une écrivaine adulée qui, dans un – admirable – style épuré, semble se dépouiller de ses masques pour revis(it)er, en un récit subtil et pudique, parfois drôle et souvent émouvant, quelques-uns de ses propres mythes fondateurs. Celle d’une femme repartie sur le théâtre de l’enfance pour retrouver et interroger un passé qui la hante. Celle d’une Amélie Nothomb qui peut enfin, au terme de ce voyage, penser son passé japonais en Japonaise. « Il n’y a pas plus japonais que de languir sur son passé et sur sa majesté révolue », affirmait-elle pourtant dans Biographie de la faim. Son dernier livre conteste ce jugement : elle ne voit plus en une telle déploration, qui a longtemps imprégné son rapport au Japon, qu’un état d’esprit occidental. La nostalgie nippone, elle, est nostalgie heureuse : « le beau souvenir revient à la mémoire et l’emplit de douceur ». C’est au prisme de cette natsukashii que la romancière veut désormais penser son passé.
L’avenir dira si cette nostalgie-ci est aussi de celles qui font écrire.
Nausicaa Dewez
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°178 (2013)