Amélie Nothomb, Les combustibles

L’arme fatale 3

Amélie NOTHOMBLes combustibles, Albin Michel, 1994

nothomb les combustiblesAu bout de trois livres, on peut commencer à établir des constats, à découvrir des constantes dans l’œuvre d’un auteur. Amélie Nothomb, la romancière belge la plus médiatisée du moment (elle sait non seulement écrire, qualité presque suffisante pour être une écrivaine, mais en plus elle a du bagou, un physique et la jeunesse, attributs plus que nécessaires pour occuper l’espace média­tique), en arrive justement à cette étape de sa carrière, et l’évidence est là, confirmée : la littérature (l’écriture, la lecture, les institutions, la chose littéraire comme qui dirait) se trouve au centre de ses livres. Non pour la vénérer comme d’autres auteurs le font mais pour la mettre à mal, la pousser dans ses derniers retranchements. Elle la griffe, la déchire, comme un gosse agit avec son jouet préféré — parce qu’il n’est pas à la hauteur de ses rêves, à moins que ce ne soit le monde à l’entour.

Dans Hygiène de l’assassin, les travers de la presse littéraire étaient raillés ; dans Le sabo­tage amoureux, le manque à vivre des lec­teurs adultes apparaissait en pleine lumière. L’abattage — en règle ? — continue dans Les combustiblesAmélie Nothomb y at­taque les universitaires, ceux qui se forgent une crédibilité de toutes pièces, parlent de certains livres alors qu’ils en adorent d’autres. Elle va jusqu’à faire dire à un de ses personnages : « Aucune niaiserie n’arrive à la cheville de la niaiserie universitaire. » Mais ce n’est pas tout. Elle pose des ques­tions essentielles, aborde l’interrogation ul­time (après il faudra, si elle ne veut pas se répéter, se caricaturer, aller voir ailleurs) : la littérature est-elle plus forte que la faim, le froid ? Que la vie ? Si chacun a sa réponse, Amélie Nothomb met sa propre vision des choses en dialogues. Roman ou plutôt pièce de théâtre qui tairait son nom (pour ne pas effrayer le grand public), Les combustibles est un huis-clos où l’enfer, c’est les autres et soi-même. Trois personnages, un professeur de littérature, son assistant et la fiancée de celui-ci, dans un pays en guerre non identi­fié. Ils ont froid. Les combustibles man­quent pour alimenter l’âtre. Quand on a épuisé les meubles, que reste-t-il à brûler dans l’appartement d’un intellectuel ? Les livres bien entendu. Le dire ne suffit pas, il faut le faire, alors les pensées, les questions fusent. La plus traditionnelle (« Quel livre emmèneriez-vous sur une île déserte ? ») est retournée en : « Quels livres auriez-vous le moins de scrupules à détruire ? » Dans tous ces propos, Amélie Nothomb peut user de son arme préférée, le cynisme. La victoire à ce petit jeu des atrocités verbales et com­portementales, elle l’offre toujours à la femme. C’est elle qui donne la première et la dernière estocade, elle par qui le désir cir­cule, elle qui recèle la dernière once d’hu­manité, elle qui se refuse à n’être qu’un ani­mal. Elle qui brûle le premier livre et qui meurt quand l’autodafé s’achève.

Michel Zumkir


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°84 (1994)