Neuf variations autour de la chute
Jean-Luc OUTERS, De jour comme de nuit, Actes Sud, coll. « Un endroit où aller », 2013
Ce nouveau livre de Jean-Luc Outers, De jour comme de nuit, est d’abord celui d’une amitié entre trois jeunes Belges. Il est aussi celui d’une époque, les années septante, qui voit le monde en pleines mutations politiques et sociétales. Et également celui d’une utopie, un grand projet qui va mobiliser cette bande de copains.
La première moitié du roman met en scène Hippolyte, César et Juliette au sortir de leurs études, respectivement de droits, sciences politiques et psychologie, ce qui nous en dit déjà beaucoup sur eux. L’un est engagé, fils de parents séparés, a des demi-frères et sœurs, rivalise avec son père banquier. L’autre, accablé par une mère possessive et délaissé par un père absent, s’ennuie sur les bancs de l’école. La troisième est l’aînée de quatre enfants, tombe brièvement amoureuse d’un Napolitain, étudie au Grand Béguinage de Leuven, deux ans après le Walen Buiten. Comme dans plusieurs de ses romans, Jean-Luc Outers fait la part belle à son identité belge. Ces épisodes qui tiennent du roman d’apprentissage nous valent des descriptions vraies, tendres et humoristiques. Cette amitié va se maintenir tout au long du roman et donne à celui-ci sa densité émotionnelle, tout en sensibilité et délicatesse, avec cette insouciance qui rappelle l’atmosphère Nouvelle Vague des Trente Glorieuses.
Le livre, clairement situé en Belgique, l’est aussi dans les années septante. Ces jeunes appartiennent à une bourgeoisie aisée, mais ne veulent pas en profiter indûment. Ils vivent parfois mal cet âge d’or, cherchent un sens à leur existence entre Marx et Freud et s’interrogent sur le monde qui les entoure. Ils se rencontrent à l’occasion d’une manifestation devant l’ambassade d’Espagne et la Banque de Madrid, place de Brouckère. Leur objectif : dénoncer la politique de Franco, en particulier la condamnation des pendus de Burgos, des jeunes comme eux exécutés pour avoir dénoncé la dictature du Caudillo. En Espagne, au Portugal et dans la Grèce des colonels, l’Europe vit encore sous le joug de pouvoirs dictatoriaux. Nos trois amis auront la joie de voir tomber l’un de ces régimes et partiront pour un road movie en Renault 4L dans le but de vivre la Révolution des Œillets. Cet épisode rappellera aux lecteurs de Jean-Luc Outers son roman précédent Le voyage de Luca (qui reparaît simultanément en livre de poche Babel). En effet, cette escapade au Portugal se fait également avec un bébé, Juliette ayant accouché d’une petite fille. Celle-ci est au centre d’un drame car, si en Europe souffle un vent de liberté, de l’autre côté de l’Atlantique, le Chili tombe sous la coupe de Pinochet avec son cortège d’atrocités.
Leur volonté de transformer le monde, ils vont l’investir dans un projet qui va les solliciter ʺde jour comme de nuitʺ, réquisitionner toute leur énergie et leur enthousiasme. Sensible au sort des jeunes déscolarisés, ce qui nous vaut une émouvante galerie de portraits, Juliette va entraîner ses deux amis dans la création d’une école d’un genre nouveau. Une école réservée à ceux qui ont du mal à suivre les codes de l’enseignement officiel. Une utopie comme en ont vu fleurir les années septante. Dès lors qu’il aborde ce projet, le roman prend une nouvelle dimension. Le réel rattrape le trio sous la forme de divers obstacles à affronter, en particulier des tracasseries administratives. Avec truculence et humour, Jean-Luc Outers les décrit à la manière de ce qu’il fit dans son premier roman, L’ordre du jour. Il dresse ainsi le portrait d’un chef de cabinet du pouvoir provincial dont on ne sait s’il faut rire ou pleurer. Les problèmes pratiques ne manquent pas non plus, comme ceux liés au chantier qui avance au rythme d’un entrepreneur inconstant ou qui dépend des autorisations accordées par les pompiers d’Houdeng-Aimeries. Car l’école s’ouvrira en région hennuyère, au pied de terrils abandonnés, dans un paysage qui reflète la fin d’un monde industriel, d’une certaine Belgique. Les questions d’organisation se multiplieront aussi, comme celle de la grille horaire des éducateurs, tant on sait depuis Le bureau de l’heure que le temps rythme nos vies. Et puis, l’amour s’en mêlera, pas toujours pour le meilleur. De sorte que le jour de l’inauguration, malgré l’euphorie générale, on pressent que leur rêve le plus fou risque de buter contre le réel…
Outre le plaisir de vibrer à cette génération douée pour l’amitié et animée d’une belle envie de vivre pour un monde meilleur, De jour comme de nuit séduit le lecteur par le charme d’un phrasé délicat et fluide.
Michel Torrekens
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°176 (2013)