
Vincent Patar et Stéphane Aubier
À l’instar des autres œuvres littéraires, les œuvres de littérature de jeunesse connaissent elles aussi leur lot d’adaptations cinématographiques. C’est le cas de l’étrange tandem d’amis formé par Ernest, l’ours protecteur, et par Célestine, l’espiègle souris. Ils sont l’œuvre de la Bruxelloise Monique Martin (alias Gabrielle Vincent), qui contait et dessinait le quotidien avec tendresse et poésie. Ils ont pris vie dans un long métrage d’animation à l’initiative du producteur français Didier Brunner qui a décidé, en 2008, d’en racheter les droits et d’en confier le scénario à un autre poète pour enfants, Daniel Pennac. Quant à la réalisation, Didier Brunner a choisi de la remettre entre les mains du jeune Benjamin Renner, tout juste sorti de l’école d’animation La Poudrière et dont le film de fin d’études La Queue de la souris avait séduit ses professeurs en 2007. Afin de le seconder dans cette entreprise, les Belges Vincent Patar et Stéphane Aubier ont été nommés coréalisateurs. Si les 26 albums de l’auteure étaient plutôt des tranches de vie que d’extraordinaires aventures (Ernest et Célestine ont des poux, Les Questions de Célestine, Noël chez Ernest et Célestine…). Daniel Pennac décide de créer un scénario original en imaginant la rencontre entre Ernest et Célestine que tout oppose, normalement. A commencer par leur univers respectif : Célestine vient du monde des souris, le monde d’en bas dans lequel seuls les dentistes réussissent leur vie, et ne côtoie le monde d’en haut, celui des ours, qu’au péril de sa vie et seulement pour aller chercher un peu de nourriture et des objets de première nécessité – car, c’est bien connu, les ours adorent manger les souris. Ce sont deux univers sombres, antinomiques à celui imaginé par Gabrielle Vincent qui sont dépeints ici : Ernest risque de ne faire de Célestine qu’une bouchée, Célestine ne veut pas être dentiste, elle veut être peintre tandis qu’Ernest ne veut pas devenir juge mais musicien. Alors ils bousculent l’ordre établi et fuient leurs mondes pour se créer le leur : l’univers de Gabrielle Vincent. Sorti en décembre 2012, ce film a été salué par la critique et a été internationalement couronné de succès : Mention Spéciale de la SACD dans le cadre de la Quinzaine des réalisateurs du Festival de Cannes en 2012, César du Meilleur Film d’Animation en 2013, Grand prix du jury « Films4Families » au Festival International du Film de Seattle en 2013, Magritte des Meilleur Film, Meilleur Son et Meilleur réalisateur en 2014… Si les coréalisateurs Vincent Patar et Stéphane Aubier restent modestes et complimentent surtout le travail de Benjamin Renner dans les différentes interviews qu’ils accordent à propos d’Ernest et Célestine, le producteur, Didier Brunner dit d’eux : « ils ont apporté la ‘Belgium touch’, leurs notes d’humour et une couleur wallonne dans cette transposition du petit monde de poésie et d’émotions de leur compatriote Gabrielle Vincent ». L’occasion pour nous de revenir sur le parcours de ces maîtres incontestés du cinéma d’animation en Belgique.
Plus qu’une relation de travail, c’est une réelle amitié qui unit les deux compères Vincent Patar et Stéphane Aubier. Ils se sont rencontrés sur les bancs de l’école en 1986 à l’Institut des Beaux-Arts de Saint-Luc à Liège avant de poursuivre leurs études à l’Ecole Supérieure des Arts Visuels de la Cambre à Bruxelles où ils ont obtenu leur diplôme en 1991. Ils ne se sont plus quittés depuis. C’est dans le cadre scolaire que leurs univers se croisent pour la première fois puisqu’ils se lancent dans des projets communs à la demande de leurs professeurs. Ainsi, en 1988, ils réalisent un premier court métrage, le Pic Pic André Shoow (sic) où apparaissent pour la première fois, les célèbres et déjantés Pic Pic, le Cochon Magik et André, le Mauvais Cheval avec son « ami » Côboy. Ce premier shoow, à considérer comme l’épisode pilote des aventures de Pic Pic et André, compilait les petits épisodes réalisés individuellement par les deux hommes. Nous savons que Stéphane Aubier est le « père » de Pic Pic (un cochon qui, suite au don d’une fée, se transforme en Cochon Magik), de L’Ours et le Chasseur, de Tony Manège et de la famille Baltus (Saint-Nicolas chez les Baltus en 1992 et Les Baltus au cirque en 1998) ; et que Vincent Patar est, quant à lui, le créateur d’André le Mauvais Cheval et de Côboy (un duo de meilleurs ennemis cherchant à s’entretuer, où André finit toujours par mourir, être pleuré par un Côboy pénitent avant de ressusciter au début de l’épisode suivant) et de Babyroussa (un babiroussa typique dans Babyroussa, the babiroussa en 1991). Il est cependant très difficile d’identifier la part de travail propre à chacun des auteurs dans la suite de leur parcours. Sur une même longueur d’onde, ils s’influencent mutuellement et s’inspirent des mêmes sources : les dessins animés de Tex Avery vus dans leur enfance et l’humour à la belge qu’ils manient avec brio. Une présentation de leur duo de personnages sur le site de Pic Pic et André donne le ton :
L’animation de cartoon européen a trouvé de nouveaux maîtres à penser, mais surtout à rire; à rire à gorge déployée, telles les ailes de la renommée dont l’étoile brillera d’un éclat plus vif que l’or que le succès sans faille de leur génie leur apportera par brassée, orge et houblon confondus, donnant naissance au breuvage qui jamais, semble-t-il, n’étanchera la soif de ce cheval rouge aux instincts mauvais, mais que pardonnera néanmoins, pour toujours, le cochon dans sa mansuétude confortable de petit bourgeois ignorant ses pouvoirs subversifs.
Les folles aventures de Pic Pic et André et de leurs amis se sont déclinées en une série de trois courts métrages, produits par leurs soins aux Pic Pic André Productions : The First en 1995, Le Deuxième en 1997 et Quatre moins un en 1999. En attendant que la rumeur se précise quant à la réalisation d’un long métrage les mettant en scène, Pic Pic et André sévissent chaque semaine dans le magazine Moustique pour des chroniques piquantes et décalées au goût de satire sociale prononcé.
Autre famille de personnages récurrents de ce duo déjanté : Cow-Boy, Cheval et Indien qui s’animent en stop motion dans la série Panique au Village. Cow-Boy, Cheval et Indien sont les personnages en plastique typiques de l’enfance. Ils vivent ensemble dans la maison de Cheval (Cow-Boy s’y cache d’un ours rancunier tandis qu’Indien s’y est retrouvé un peu par hasard et profite de l’hospitalité légendaire de Cheval), ils ont des voisins fermiers (Steven et Janine) et des amis (Gendarme, Facteur, Poule et Vache notamment) et parlent tous avec un accent du terroir belge (c’est par exemple Benoît Poelvoorde qui fait la voix de Steven). Ce délire animé est parti d’un travail de Stéphane Aubier, en 1991 (salué par ses professeurs pourtant perplexes) auquel Vincent Tavier s’est intéressé : « (c’)était un joyeux délire de grand gosse qui se raconte une histoire non pas sans queue ni tête, mais dont le cheminement de la tête à la queue est totalement loufoque. L’auteur a animé de façon artisanale des jouets récupérés dans les brocantes – cowboys, indiens et animaux de la ferme. Les voix sont pratiquement improvisées. Le résultat est frénétique, outré. Mais Tavier et les deux compères se disent qu’il y a là quelque chose à creuser ». Après la diffusion d’un épisode pilote Panique à la cuisine en 2000 au Festival du dessin animé de Bruxelles, le duo reçoit un financement de la Communauté française, de Promimage et de Canal+ et réalise en quatorze mois une série de 20 épisodes de 5 minutes chacun. Suite à leur succès en Belgique et en France, les péripéties de Cow-Boy, Indien et Cheval réjouissent peu à peu les (grands) enfants du monde entier. Et puis, en 2006, les deux compères décident de relever un nouveau défi : la déclinaison des aventures de leurs héros en long métrage. Coécrit avec Vincent Tavier et Guillaume Malandrin, le film Panique au Village sort en 2009 et plaît : il est notamment nommé en 2009 à Cannes dans les catégories Séance de Minuit et Caméra d’Or, nommé pour le César du Meilleur Film étranger en 2010, ainsi qu’au Festival du Film Francophone d’Angoulême en 2009. Suite au film, une bande dessinée et un livre illustré sortent en 2009. En 2013, les réalisateurs remanient les ingrédients de cette recette gagnante et proposent un épisode de fêtes : La Bûche de Noël. Un court-métrage de 26 minutes au cours duquel Cow-Boy et Indien ont le temps de ruiner la bûche préparée avec amour par un Cheval qui, furieux, décommandera les cadeaux commandés au Père Noël. Une longue nuit de Noël ponctuée de gags et de gaffes de la part d’Indien et Cowboy qui chercheront à regagner les faveurs de Cheval … et les cadeaux du Père Noël.
Outre ces séries aux personnages récurrents, Patar et Aubier sont aussi les auteurs de quelques courts métrages ponctuels telle que la satirique fiction documentaire UFOS boven Geel/OVNIS au-dessus de Geel en 1999 romançant la folle entreprise de Alphonse Dejonckere sponsorisant Bobejaan Schoepen (fondateur du parc d’attraction Bobejaanland) dans sa tentative d’atteindre les étoiles en fabriquant sa propre soucoupe volante. Un mélange de fausses archives et de vraies interviews aux commentaires remaniés pour lequel ils se sont associés à Vincent Tavier et qui donne lieu à un véritable OVNI dans le ciel télévisuel belge. Ou encore, en 2000, le très court métrage d’animation (2 minutes) La Rupture qui fait le récit, tendre mais rythmé et empli de gags en cascades, de la dispute qui éclate entre deux personnages Philippe et Alexandre qui pourtant vivaient en harmonie jusqu’ici. Vincent Patar et Stéphane Aubier sont également les réalisateurs de certains clips vidéos : d’abord pour la chanson Coccinelle de Dyonisos en 1999, puis en 2004 pour Gisli et la chanson How about that, et enfin en 2006, Louise Attaque fait appel à eux pour le clip de leur chanson Si on marchait jusqu’à demain, de même que Saule et les pleureurs pour Si la même année.
Si les Monty Python et les Nuls s’associaient pour faire de l’animation, cela ressemblerait au travail du tandem Aubier-Patar. Ceux qui sont parfois qualifiés d’entité bicéphale sont alliés depuis plus de vingt ans et s’entourent régulièrement d’une même équipe de collègues (ou même d’amis) pour nous proposer leurs délires animés qui se reconnaissent à leur côté burlesque et hors normes teinté d’un humour impertinent frôlant souvent l’absurde, et ce, pour leur plus grand plaisir – et pour le nôtre.
Marie-Christine Gobert
Article paru dans Le Carnet et les Instants n° 185