Philippe Lekeuche, poète

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Philippe Lekeuche

Le prix triennal de poésie vient d’être décerné à Philippe Lekeuche pour son recueil Celui de rien, paru en 1993 aux Éperonniers dans la collection « Feux ». Le 2 mai dernier, le poète a reçu son prix des mains du Ministre Éric Tomas, dans le cadre prestigieux de l’Hôtel Charlier à Bruxelles.

Les prix triennaux de la Communauté française (celui du théâtre, du roman, de la poésie), distinguent, on le sait, des publications précises et non pas des auteurs. Cette année, le jury avait à choisir parmi une bonne centaine de titres. Rude tâche pour Jean Tordeur, qui en assurait la présidence, et pour ses consoeurs et confrères Liliane Wouters, Luc Norin, Alain Delaunois et Jean-Pierre Verheggen. Aussi n’est-il pas étonnant que, avant d’arrêter leur décision par trois voix contre deux, les jurés aient eu leur attention attirée par plusieurs autres recueils : Les chignons, de Geneviève Bergé (Gallimard), Lieux de l’extase, de Gaston Compère (Le Cri), Sulphur, de Jacques Izoard (Odradek), Dimanche aux Hespérides, de Carl Norac (La différence), et Plis perdus, de Jean-Claude Pirotte (La table ronde).

L’heureux lauréat est né à Tournai en 1954 et s’est intéressé très jeune à la littérature. Outre le texte primé, on lui doit trous autres recueils : Le chant du destin, paru en 1987 aux éditions Cadex ; Si je vis (Les éperonniers, 1988), qui a obtenu le prix Pollak de l’Académie, et Quatre écoutes du tonnerre (co-édition Cadex – Les éperonniers, 1990). 

Philippe Lekeuche est un oiseau rare, comme nous l’explique ci-dessous Liliane Wouters. Le portrait qu’elle a écrit spécialement pour Le Carnet s’inscrit dans une série qui compte déjà une douzaine de titres, évoquant chaque fois la personnalité d’un auteur par le biais d’un animal.

Le keuche ou hulot Philippe

Oiseau strigiforme de la famille des poètes, vulgairement connu sous le nom de hulot Philippe, le keuche reste une énigme du monde animal. Si certains ornithologues y voient une chouette du genre chevêche (athene noctua), d’autres le font descendre du hibou grand-duc (bubo bubo). C’est cependant au rhinoptynx clamator (hibou hurleur) que le keuche s’apparente le plus. Comme ce dernier, il est capable de pousser des hululements d’une ampleur sans aucune mesure avec sa taille. Entendant sa voix dans les forêts, on imagine un oiseau géant, on se sent parcouru de frissons. Sortant des songes, des grottes, des blessures du monde, longeant les palissades pourries de son rêve, rendu fou par la clameur céleste, appelant la nuit à tue-tête, comme d’en haut tombé, le keuche véhicule de très vieux fantasmes, les partage le jour, du creux de ses arbres, les traine avec soi la nuit, qui est son domaine, son refuge, quelquefois sa perte. Sans doute ne peut-il oublier l’époque où il incarnait la sagesse et accompagnait les sorciers, celle, aussi où l’on crucifiait ses pareils sur les portes des granges. Il en garde encore les stigmates, ne trouve aucun baume, se regarde saigner, solitaire au fond de son trou. 

On croyait cet oiseau inconnu sous nos climats. L’exemplaire unique appelé hulot Philippe a d’abord été signalé dans le Hainaut occidental avant d’être localisé à Bruxelles. À l’approche de la nuit, il se déplace d’un vol silencieux, au ras du sol, évitant la lumière, se nourrissant de bêtes grises, cavernicoles. À se demander comment il donne l’impression de planer si haut, d’approcher les aigles, de grôler le feu du ciel. La poésie, sans doute, le porte qui lui fait dégorger presque quotidiennement, avec quelques gouttes de sang, des pelotes de poils et d’os.

Bien que tenté par le voisinage des habitations, on ne peut guère le voir le jour : il se fait mince, se fond avec les troncs et les murs contre lesquels il se plaque, choisissant de préférence ceux qu’entoure le lierre pour se dissimuler sous les feuillages. Apparemment distrait, absent du monde, faussement inattentif, il ne perd jamais une miette de sa vigilance, dans l’attente sans attendre, rivé dans le vertige, à la pointe ultime, sans espoir, sans pleurs non plus, seulement dans le silencieux vacarme du grand vague

Liliane Wouters


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°88 (1995)