Dominique Rolin a beaucoup écrit, quelque trente-sept volumes publiés à un rythme soutenu, qui, pour la plupart, relèvent de l’autobiographie ou de l’autofiction, l’écrivaine elle-même en étant le sujet récurrent. Outre sa famille, et davantage sans doute, elle y évoque longuement Jim, ainsi qu’elle a nommé Philippe Sollers avec lequel elle a partagé un “amour fou”, une passion qui habite un grand nombre de ses écrits, romans, récits, interviews. Aujourd’hui qu’elle n’est plus, voici que cette liaison longtemps clandestine mais qui n’était plus vraiment un secret, est enfin célébrée par Sollers qui, en quelques chapitres de son livre, Portraits de femmes [Flammarion, 2013], lui rend plus qu’un hommage posthume et trace d’elle, la fée, un vrai portrait amoureux.
Alors qu’il intitule ainsi ce volume, Philippe Sollers commence par évoquer ce que le mot “homme” engendre comme bruit de valeurs. Ensuite, il faut bien le dire, il plaint celui qui est affligé de ce vocable et de tous les maux, sexe et genre confondus, dans l’histoire, comme dans la vie de tous les jours. Heureusement, celui-là qui est promis à la carrière d’ “homme” peut, s’il est Philippe Sollers et a l’œil exercé, repérer vite dans ce programme de peines une “fissure”, un “angle”… “Cet angle a un nom : femmes”. Un nom au pluriel, ce qui se voit sinon s’entend ! Et pourquoi pas ? En voici aussitôt la raison : la vie est courte, vous décidez donc d’en avoir plusieurs. Il ne reste qu’à compléter le syllogisme et à en modifier quelque peu les composantes. Les femmes seront donc nombreuses, “pivotables”. Multiples comme les personnages de son roman Femmes qui assura sa réputation (quelle qu’en soit l’épithète).
Il ne s’agit heureusement pas ici d’un catalogue, mais d’une sélection justifiée, quand le développement y pourvoira. Ce seront la mère, ses sœurs, Eugenia, l’anarchiste espagnole, gouvernante dans la famille, les femmes d’un soir, d’une nuit ou de toujours et, à la toute fin, diverses figures historiques ou mythiques. Mais ce n’est ni le détail ni leur choix qu’il importe d’évoquer, mais précisément les pages dévolues à Dominique Rolin, la fée, elle qui lui a dit jusqu’au dernier moment, celui de sa désapparition, “Au revoir, petit chéri !”. Pas d’emphase, peu de lyrisme, mais on comprend qu’elle a beaucoup compté dans la vie de Philippe Sollers. Et même dans son écriture, il l’avoue. Il lui doit une certaine discipline, une organisation du travail. Il met aussi au grand jour une vie essentiellement double (disons double pour faire simple !). Une liaison de plus de cinquante ans avec l’une, Dominique Rolin, et un mariage avec l’autre, Julia Kristeva, dont il aura un fils. Il emploie dans ce livre l’expression “coup de foudre” parlant de l’une et de l’autre, soulignant encore le redoublement de la vie amoureuse.
Si les femmes de sa vie ont paru sous le couvert de personnages de fiction dans ses romans, dont Dominique dans Passion fixe, Julia dans Nombres, mais avant elle Eugenia dans Une curieuse solitude, Dominique est l’élue et d’ailleurs la dédicataire, non nommée mais reconnaissable, de son Dictionnaire amoureux de Venise (2004) : Pour la Grande Petite Jolie Belle Beauté. Dédicace d’où l’on peut entendre une voix très intime. C’est à Venise, en effet, qu’ils ont vraiment vécu ensemble, deux fois par an et durant des décennies. “La ville étrangère”, comme la désignait Dominique, est tellement liée à leur amour qu’il n’hésite pas à recopier les mots de sa compagne pour évoquer le décor, décrire leurs promenades, leurs habitudes. Il lui attribue au moins deux entrées de son dictionnaire, l’une à Amour, parce que Venise dont il détaille l’abécédaire en est inséparable, de même que l’amour de Dominique et celui qu’il éprouve pour elle ne font qu’un avec Venise. Un article où il évoque leur “coup de foudre” commun, pour la ville cette fois, si propice à leur intimité clandestine et à leur expérience du temps lui-même. Il s’adresse à elle, Dominique, en ces termes : “Ton existence redouble la mienne” et, avant de passer au paragraphe suivant, s’attarde encore dans la chambre où il dit : “Je te regarde dormir”. À la page 377, on trouve alors, à l’article Rolin Dominique, que celle-ci a beaucoup vécu à Venise qui apparaît dans presque tous ses livres, avec ce personnage qu’elle appelle Jim, c’est-à-dire lui, qui conseille ensuite au lecteur de se reporter à ces livres-là et il les cite, références comprises. Il en cite des extraits, comme s’il ne pouvait parler aussi bien qu’elle de cette vie “dans la ville retrouvée”.
Mais revenons avec Sollers au “coup de foudre”. C’est avec ce phénomène qu’il qualifie de divin qu’il choisit d’introduire D. R. parmi ses portraits de femmes. “Voici maintenant venir une femme qui a précisément écrit un livre qui s’appelleLes éclairs”. Il raconte leur rencontre : il vient de publier son premier livre, elle est membre du Jury Femina. “Stupeur : c’est la plus belle femme que j’ai jamais rencontrée (photo), mélodieuse et rieuse. Coup de foudre immédiat de ma part.” Une déesse à séduire. Il la séduit vite comme il l’emmène en Espagne. Très tôt, Drame, écrit à Venise, lui sera dédié. C’est de Venise qu’il faut aussi parler, en décrire le menu quotidien. Comment on s’y promène, on mange, on lit, on dort, ou on s’aime. Comment on y écrit aussi. Elle fait “sa page” chaque matin, assise sur le ponton en face de la Giudecca ou à l’abri ombreux de la chambre aux trois fenêtres. Ici, c’est au tour de Sollers de redoubler le texte de Rolin, car elle a magnifié bien des fois et toujours avec de nouveaux mots ces rituels amoureux propres à la ville étrangère. Mais il nous confirme en quelque sorte que la ville elle-même est dominicaine, n’en déplaise à Tiepolo, car elle et lui sont “des saints un peu particuliers.” Et ailleurs, “Prendre tout Venise pour soi est une activité à plein temps, et la belle Dominique est une virtuose de la liberté calme du temps.” Si, à cet endroit du chapitre, les soleils couchants sont indescriptibles, Sollers en appellera à tous les modes d’expression esthétiques, intellectuels et même ethnologiques pour tenter de définir le visage, le rire, la voix, le corps, la démarche, les paroles, l’humour, le regard de Dominique. Est-ce que le véritable amour manque de mots, la sincérité d’envolée ? La maladresse ou l’approximation sont-elles le signe d’une émotion intense ? Comment en décider ici ?
Il faut bien évoquer la double vie de Sollers et sa stabilité compliquée. Presque obligée car lumineuse et surtout commode, diront certain(e)s, la référence à Sartre et à la distinction entre “amours nécessaires” et “amours contingentes” signale le retour de l’auteur sur soi, sur l’homme, pour tout dire. S’en suit ce qu’il faut bien appeler un plaidoyer pro domo : il y aurait un certain mérite à mener sa vie selon une organisation quasi militaire, une vie à la fois “dépensière et ascétique, une existence réglée comme celle d’un peintre ou d’un musicien.” Tout indiscret qu’il soit sur son intimité et parlant très volontiers de soi et de ses aventures, Sollers revendique pourtant le droit d’échapper à la surveillance de ses relations “nécessaires” et à cette publicité qui attire beaucoup les professionnels des apparences. Tel Bernard Pivot qui a cru piéger Rolin et Sollers en les invitant ensemble à son émission, elle pour Journal amoureux, lui pour Passion fixe, et a tenté de leur extorquer un aveu devant tous. La seule revendication à la privacy qui vaille est que la vérité est dans les livres. Dans celui-ci en l’occurrence, il célèbre ouvertement l’intimité d’un couple, la beauté de Dominique, son autodiscipline, jusqu’à la mort. S’il l’a accompagnée “jusqu’au bout de façon déchirante”, il demeure aujourd’hui sous sa protection “de fée” car elle lui a appris l’éternité.
Encore quelques souvenirs “en rafale”, dit-il, certains attendrissants, comme ceux des anciens combattants, d’autres très drôles, comme cette entrée sans invitation à la Fenice pour assister au gala en l’honneur de Jean-Paul II, où ils franchissent le cordon de sécurité grâce à la présence d’une femme élégante, Dominique, et au sésame invraisemblable d’un nom, Stendhal, pour être installés dans la loge impériale.
Voici Julia, au chapitre suivant. Elle aussi a droit au “coup de foudre”, à l’hommage rendu à sa beauté et à son intelligence supérieure. Ils se marieront. Mais c’est une autre histoire qui ne mérite d’être évoquée que pour compléter le dessein de l’auteur de ce livre qui fait aussi son propre portrait. Y contribueront d’autres figures féminines, héroïnes de toutes sortes. Elles ont droit de cité et de citation, brève ou plus longue, parce que, à les faire surgir, Sollers salue leur qualité, leur modernité : “une sorte de gai savoir les accompagne”. Il leur doit beaucoup car toutes sont des artistes de la vie qu’il appelle aussi “des femmes-miracles”. S’il veut mettre le continent noir en pleine lumière, c’est qu’il en est lui-même éclairé. Qu’il accrédite ainsi ses multiples aventures, lui permet de se parer du titre d’homme ressource, bon connaisseur de “la substance féminine”. Soit ! Gardons en mémoire les derniers mots du portrait, celui qui demeure et fixe à jamais l’unicité d’un être que sublime “la beauté corporelle de Dominique formée par son âme”. Un adieu quelque peu maladroit mais touchant qui excuse les déambulations finales, de Duras à Cléopâtre…
Jeannine Paque
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°177 (2013)