Bernard Quiriny, Le village évanoui

La mise en Bierre de Châtillon

Bernard QUIRINYLe village évanoui, Flammarion, 2014

quiriny le village evanouiC’est dans la tradition littéraire du réalisme magique que Bernard Quiriny a inscrit son dernier opus, Le village évanoui. Le genre comporte une exigence, fondamentale : avant de s’installer dans le récit, le lecteur doit accepter le pacte narratif qui lui est proposé. Pas question donc de se formaliser si tel personnage se trouve d’emblée investi du pouvoir de traverser les murailles ou s’il se voit dispensé de vivre un jour sur trois. Avec Quiriny, le problème est plus large, dans la mesure où il concerne les habitants d’une pseudo-localité située au centre de la France, Châtillon-en-Bierre.

Les cinq premières pages offrent une description circonstanciée du lieu. Avec ses quelque 2300 âmes, sa petite histoire, sa mairie, son église, ses commerces forcément de proximité, ses « navetteurs », ses fermiers et ses aléas socio-économiques, Châtillon, c’est le pittoresque même, ou bien Nulle-part Land, selon que l’on goûte ou non au charme des coins perdus.

À cet incipit sans grand relief succède la fiction, elle vraiment déroutante. Tout bascule en effet un matin de septembre 2012 où les Châtillonnais désireux de se rendre au travail dans la ville voisine voient leurs véhicules tomber en panne à un endroit précis de l’itinéraire habituel. Ce qui peut apparaître comme une coïncidence peu banale se transforme peu à peu en certitude cauchemardesque : il s’avère impossible de quitter Châtillon, qui se retrouve coupé du pays tout entier ; les appels et les mails vers l’extérieur ne passent plus et, lorsque l’on se prend à vouloir s’éloigner par la marche, eh bien, le temps devient espace, la perspective s’allonge indéfiniment, comme certain plan de Stanley Kubrick dans Shining. On est tout bonnement prisonnier d’un village qui n’existe plus que pour ses occupants, médusés, apeurés.

Imaginer des hommes-rats coincés par les effets d’un désastre, Robert Merle l’avait fait dans son radioactif Malevil. Un personnage butant contre un mur invisible, la romancière autrichienne Marlen Haushofer l’a jadis conçu. Mais penser à tirer un trait sur un patelin entier, comme par l’effet d’un méchant caprice démiurgique, puis observer ce qui se passe dans le microcosme ainsi constitué, il n’y avait qu’un écrivain belge pour avoir cette jubilatoire perversion !

Alors, bien sûr, derrière les querelles de voisinage qui surgissent immanquablement au sein de ce vivarium rural, l’on se plaira à vouloir débusquer les échos métaphoriques à la situation d’un petit pays depuis toujours divisé entre communautés d’« heureux qui sont nés quelque part ». Mais Quiriny semble moins inspiré par les tourments de sa minuscule terre natale que subtilement nourri par la marche du monde contemporain.

Et c’est donc en cherchant du côté de la fable décroissantiste que l’on risque d’apprécier au mieux ce texte. Car le problème qui se pose aux Châtillonnais, à un niveau immédiat et concret, est le même qui préoccupe maints tenants de la nouvelle écologie, depuis des décennies : comment survivre dans une société où les besoins ne sont plus guère satisfaits que via une démarche commerciale et où l’autonomie est devenue inconcevable ? Le maire l’a compris assez vite, qui dès le premier conseil communal enjoint ses administrés : « Regardez votre jardin, il va vous sauver la vie. »

Le didactisme un peu trop poussé de la prose de Quiriny, ses allusions superflues à des courants pointus de la sociologie, la difficulté à discerner la nature de sa réflexion religieuse (pourtant omniprésente, à travers les personnages de l’abbé Delapierre et celui du romancier au nom doublement biblique, Jérémie Mathieu) ainsi que le flou qui entoure l’identité exacte du narrateur, agaceront par moments les amateurs de littérature pure. Il n’empêche que ce roman propose un rendez-vous rare dans le paysage de nos Lettres, entre l’imaginaire un brin féroce d’un Marcel Aymé et les constats lucides d’un Ivan Illich quant aux méfaits de l’idéologie progressiste. La fréquentation de Quiriny est donc hautement recommandable, en cela qu’elle fait plaisir autant qu’elle interroge la conscience.

Frédéric Saenen


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°180 (2014)