Bernard Quiriny, Les assoiffées

Voyage en Viragoland

Bernard QUIRINY, Les assoiffées, Seuil, 2010

quiriny les assoiffeesJeune trentenaire, Bernard Quiriny s’est rapidement imposé comme un virtuose du voyage aux confins du fantastique et de l’humour noir. Avec, notamment, les Contes carnivores couronné par le prix Rossel. Après la nouvelle, c’est au roman qu’il étend son territoire et, à cette enseigne, Les assoiffées  n’est pas fait pour démentir un imaginaire à la fois fantasque et signifiant. On ne pourrait mieux introduire cette fable ébouriffante que par l’annonce préliminaire faite au lecteur:  « En 1970, une révolution renverse le pouvoir aux Pays-Bas. L’année suivante, elle s’étend à la Belgique puis au Luxembourg. L’ancien Benelux est aujourd’hui au cœur de l’Europe, le pays le plus fermé du monde ».

Ce que le texte ne dit pas encore, c’est que cette révolution est le fait de femmes, extrémistes exaltées du féminisme, qui ont réduit les hommes au rôle d’esclaves ou d’animaux domestiques. Toutefois, le verrouillage de cet empire, dit de Belgique et dominé par la toute-puissante Judith (« la Bergère »), a permis à la propagande de donner  l’image, relayée par les organisations féministes étrangères, d’un paradis soucieux de protéger son intégrité. Circonstance tout à fait exceptionnelle, un groupe d’intellectuels français réputés féministes – deux femmes et quatre hommes – mené par Pierre-Jean Gould, sorte de vedette omniprésente de l’intelligentsia parisienne, réussit à obtenir l’autorisation de visiter cette Belgique inaccessible. (On notera au passage que Gould est un personnage récurrent et protéiforme dans l’œuvre de Quiriny). Les voilà donc au départ d’une aventure susceptible de leur valoir tous les honneurs et de lever un voile sur le fonctionnement de cet éden matriarcal.

Dès lors, le roman s’articule sur deux textes alternes: le compte rendu de l’expédition et le journal clandestin d’Astrid, une Belge jusque-là très ordinaire, qui dévoile avec crainte et tremblement, mais aussi entre rébellion et soumission, les abominations de ce régime de terreur et les extravagances sadiques de la Bergère dont le culte de la personnalité relève de la plus démentielle des paranoïas. Quant aux visiteurs, après une « prise en charge » pour le moins glauque et solidement encadrée par les soldates en armes et par Kristin, guide charmeuse, rompue aux artifices de la langue de bois, leur malaise n’ira pas jusqu’au désenchantement. Et au fil des découvertes – amplement filtrées par les interdits – s’installe même chez eux une certaine banalisation de l’insupportable et, selon un processus classique, la tentation de subordonner leurs doutes ou leurs réticences aux perspectives d’un idéal qu’il importe de protéger à tout prix.

Ainsi, une des Françaises décidera de demeurer dans cet univers de rêve où les hommes, s’ils veulent survivre, sont tenus de subir les pires humiliations et de se laisser défaire de leurs répugnants attributs virils après avoir été purgés d’une semence « stockée pour vingt siècles ». Où l’amour se fait exclusivement entre femmes. Où les enfants mâles sont internés ou liquidés. Où la vie quotidienne relève en tout des rigueurs concentrationnaires. À leur retour à Paris, les invités reçus en héros, s’accorderont, sous l’autorité du vibrionnant Gould, et à l’exception du plus jeune qui est aussi le plus critique, à publier « Voyage dans l’Empire des femmes », un texte détendu, élogieux et même poétique. On assiste par ailleurs, via son journal, à l’extraordinaire ascension sociale d’Astrid dont un heureux (?) hasard a fait une des favorites de la Bergère jusqu’à ce que le refus d’un caprice de cette somptueuse détraquée lui vaille l’élimination. Mais tout a une fin et une contre-révolution violente menée elle aussi par des femmes débouchera sur l’effondrement du régime et l’exécution de Judith dans des conditions particulièrement pitoyables. Il est évident que ce récit d’un imaginaire aussi allègre que son écriture et qui tient autant, par certains côtés, du Meilleur des Mondes et de 1984 que de Tintin chez les Soviets, n’est pas  innocent de nombreuses références.

S’il constitue une charge limpide contre les excès d’un féminisme outrancier et dévoyé, il épingle tout aussi bien les emballements altiers de certains intellectuels pour des idéologies et des utopies dont ils ignorent ou excusent les excès mortifères. Quant il ne s’agit pas de complaisances médiatiques consécutives à un séjour expéditif et fléché qui débouchera, fût-ce en toute bonne foi, sur un texte édifiant. À ce propos, Quiriny incrimine moins le manque d’honnêteté de Gould et consorts qu’un penchant à ne voir que ce qu’on voulait voir. Tout le monde se rappelle, à ces égards, certains écrits dithyrambiques qu’ont suscités en leur temps le régime du Conducator roumain ou, pire encore, celui des Khmers Rouges dans un Campuchea livré aux massacres collectifs.

Chemin faisant, le texte abonde en clins d’œil ou sous-entendus relatifs à des situations et des événements politiques ou autres de chez nous et d’ailleurs.  Comme certains éléments qui rapprochent  singulièrement l’exécution de Judith de celle d’Elena Ceausescu. Pour le lecteur, la jouissance de l’écrivain à évoluer dans ce délirant Viragoland (selon l’expression chère à un des visiteurs) et dans la paranoïa de Judith, est communicative, même si parfois elle donne lieu, en particulier dans le journal d’Astrid, à de menus piétinements qui contrastent avec la densité du galop final.

Ghislain Cotton


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°163 (2010)

Un coup de cœur du Carnet