Jean-Pierre ORBAN, Pierre Mertens. Le siècle pour mémoire, Impressions Nouvelles, coll. « Traverses », 2018.
Jean-Pierre ORBAN, Pierre Mertens et le ruban de Möbius, Impressions Nouvelles, version numérique, 2018.
Au travers de Pierre Mertens. Le siècle pour mémoire (version papier) et de Pierre Mertens et le ruban de Möbius (version électronique plus longue) publiés aux Impressions Nouvelles, Jean-Pierre Orban réalise un monumental travail qui a l’insigne mérite de délivrer la première biographie d’un auteur qui n’a cessé de marquer ses distances à l’égard du genre.
Les bons offices, Terre d’asile, Perdre, Les éblouissements, Une paix royale… L’œuvre de Mertens interroge l’Histoire en ses points de crise, donnant voix à des personnages qui se débattent dans un dédale intime, miroir des fractures de la scène du monde. Le motif du ruban de Möbius choisi par Jean-Pierre Orban fournit une puissante clé d’accès au continent Mertens entendu au sens d’une continuité entre fiction et vie. Rappelons que, découvert par les mathématiciens Möbius et Listing, l’anneau de Möbius est « une surface fermée formée d’un ruban à une seule face obtenu en collant les extrémités d’une bande de papier après les avoir retournées ».
Avec Mertens, la biographie d’un homme ne pouvait être que celle d’un siècle tant ses fictions, ses essais se sont emparés des événements politiques majeurs, comme le conflit israélo-palestinien. Partant du comté Mertens qu’il rapproche du comté de Yoknapatawpha de Faulkner, Orban reconstitue une trajectoire intellectuelle, esthétique en prise sur l’actualité politique, sociale internationale. Pour écouter la musique Mertens, il tend les fils d’une portée qui fait entrer en résonance passion de la littérature et passion de la justice, clandestinité et visibilité médiatique. C’est dans un même mouvement — au sens musical du terme — qu’Orban noue les rencontres décisives (Cayrol, Cortázar, Pasolini, Kundera, Semprún, Vassilikós pour n’en citer que quelques-uns), les femmes, la judéité apprise tardivement, le droit international, les missions en tant qu’observateur judiciaire, la redécouverte du manuscrit du « roman américain », le projet abandonné sur de Staël, l’amour de la musique. Dans un aller-retour entre œuvre et vie, les motifs mertensiens de la disgrâce et du rachat, d’une ambiguïté irrelevable, du témoignage, des paradis perdus, de l’exil intérieur, du faux comme révélateur du vrai sont interrogés avant que l’épilogue ne se clôture sur « Je ferme mon sac comme un maraudeur. Je vais m’en aller (…) Derrière la porte, demeure un homme avec les secrets que je n’ai pas éventés ni découverts, avec ses mots qu’il donnera encore s’il le veut ». L’art du roman, de la nouvelle pratiqué par Mertens s’attache à des personnages déroutés, perdant pied et se recomposant un équilibre, si bien que la formule de Merleau-Ponty, la marche comme chute rattrapée, vaut pour ces êtres engagés dans des « stratégies de survie » (Mertens). Excédant le registre de la biographie et de l’essai, Orban a campé Mertens en personnage d’une contre-épopée, exauçant peut-être le vœu secret de tout romancier.
Jean-Pierre Orban : « Décrire ce mystère… »

Jean-Pierre Orban
Le Carnet et les Instants : À plusieurs reprises, notamment dans l’entretien avec Danielle Bajomée dans l’essai Pierre Mertens l’arpenteur (Labor, coll. « Archives du futur », 1990), Pierre Mertens évoque sa découverte de Kafka, celle d’Au-dessous du volcan de Lowry ensuite, comme une épreuve initiatique, un voyage. As-tu vécu la rencontre avec l’univers Mertens — l’œuvre et l’homme — sous le signe d’une initiation ?
Jean-Pierre Orban : Je ne parlerais pas d’initiation, mais d’irruption. Je parlerais d’une brèche dans le paysage intellectuel, ou politique au sens large, belge. Dans ce qui ne m’y satisfaisait pas : à savoir une réduction de la littérature et de l’art à leur propre domaine, et de la Belgique à elle-même. Je suis entré dans l’univers de Mertens avec la lecture des Bons offices en 1974. J’accomplissais mon service militaire en gardant une caserne qui me semblait complètement inutile et absurde dans la banlieue bruxelloise. Soudain, le monde, ses tensions, ses débats pénétraient, via un écrivain du pays, dans un quotidien belge que je trouvais – à tort ou à raison – terne et fade. Une œuvre littéraire liait ce pays, où j’estimais avoir été entraîné à vivre sans l’avoir choisi, au monde extérieur qui m’interpellait davantage. Par la suite, c’est la figure de cet homme qui, contrairement à la pratique générale belge, prenait position sur les sujets majeurs – il a eu tendance, plus tard, à se disperser dans d’autres sujets plus mineurs – politiques, sociaux ou éthiques, qui m’a été la plus précieuse. J’ai ensuite quitté la Belgique en 1994. Hormis pour ses missions et voyages, pour des séjours dans le sud de la France lors des vacances universitaires et une année sabbatique, Pierre Mertens est toujours demeuré en Belgique, dans un périmètre étroit. Mon approche en 2010 pour mes premiers entretiens avec lui a aussi à voir avec cette question, que je voulais réexplorer parmi d’autres, du lien dialectique entre un homme, un écrivain et une terre à l’égard de laquelle il a été très critique mais qu’il n’a jamais lâchée. Cette relation entre terre, identité et création (et plus largement épanouissement) est aussi présent dans mes autres textes, donc mes romans.
Pourrais-tu parler du choix qui t’a poussé à publier deux essais biographiques, une version papier Pierre Mertens. Le siècle pour mémoire, une version numérique plus longue, Pierre Mertens et le ruban de Möbius. Te fallait-il deux versions parce que tu perçois Mertens comme dédoublé, « agent double », diffracté, voire multiple ?
« Agent double » de lui-même, Mertens l’est. Il reprend d’ailleurs quelque part la citation de Clément Rosset selon lequel l’alcool ne donne pas à voir double, mais à voir simple, à tenter, ajoute Mertens, « de ne plus apercevoir les dualités du réel ». Pour ce qui est de ma biographie imprimée, Jacques De Decker a la gentillesse de me reconnaître une « double vue », qui permet de percevoir à la fois le réel et sa transposition littéraire ou fictionnelle. Il m’a fallu en effet doubler les points de vue pour espérer rendre compte de la complexité, non seulement de Mertens lui-même, mais à travers lui, du processus génétique d’une œuvre et d’un homme, les deux étant imbriqués. Cette démarche, j’ai tenté de l’appliquer tant dans la version imprimée que numérique.
Mais c’est une recherche d’une autre dualité qui a présidé au déploiement d’une double version. Me méfiant du biographique pur, j’ai d’abord écrit une longue mouture où l’accent est davantage mis sur l’entremêlement entre vie et œuvre, intitulée Pierre Mertens et le ruban de Möbius. L’approche est plus thématique et les analyses littéraires sont plus approfondies. Il fallait ensuite une version plus narrative, plus rigoureusement chronologique, où sont soulignés les liens entre l’œuvre de Mertens et l’histoire belge ou mondiale. L’une ne pouvait, à mes yeux, aller sans l’autre. Je remercie Benoît Peeters d’avoir soutenu cette originalité de deux versions différentes.
Les romans, les nouvelles de Mertens sont placés sous le signe du « mentir vrai » (Aragon), des paradoxes éthiques, de la complexification des « je », d’un jeu virtuose de masques. N’était-ce pas une gageure, un défi d’entreprendre la biographie d’un penseur, d’un auteur ayant toujours émis les plus grandes réserves à l’égard du genre de la biographie ? Je pense à un passage dans Le Don d’avoir été vivant, à sa postface aux Lettres clandestines dont je cite la fin : «… Ah ! non, décidément : pas une biographie ! Plutôt risquer le scandale d’une lucide extravagance, à propos d’une odyssée qui vous dévore autant que vous l’avez dévorée (…) Vive la fiction ! Et salut la compagnie…».
Il y a une coquetterie chez les intellectuels à dénigrer la biographie dans l’approche d’un écrivain et de son œuvre. Mertens n’y échappe pas, même s’il attendait avec impatience la parution de la sienne. De mon côté, je n’ai pas entamé l’écriture de cet ouvrage comme une biographie, mais d’abord comme un livre d’entretiens. Mais il y a biographie et biographie, et écrivain et écrivain. Mertens est de ceux chez qui il est difficile de comprendre l’œuvre sans sa vie et l’histoire qui en est le contexte. Pour avoir pas mal réfléchi au sujet, dans le cadre de l’Institut des textes et manuscrits modernes auquel je collabore, j’en suis venu à admettre, et à soutenir, que l’approche biographique bien menée est un outil puissant, parfois incontournable d’étude génétique de l’œuvre et de son auteur même s’il ne se suffit pas à lui-même. L’essentiel de mon entreprise était de décrire l’articulation entre le « réel » et le fictionnel d’une part, entre l’œuvre, l’homme et l’histoire intellectuelle, politique et sociale d’autre part.
Dans le livret La passion de Gilles, on lit cet échange entre Gilles de Rais et Jeanne d’Arc :« Jeanne : Et si l’Histoire, mon preux ami, n’était qu’avortement ? (…) Gilles : Seul nous survivra notre mystère ». Le mystère de l’œuvre et de l’homme Mertens n’est-il pas entier au terme de l’entreprise biographique au sens où l’une et l’autre sont inépuisables d’autant que Mertens, homme-opéra, nous réserve de nouvelles créations ?
Le mystère n’est pas seulement entier au sortir de la biographie, il est tout entier au cœur de celle-ci. Décrire ce mystère, comment il naît et comment il s’épaissit, c’est cela qui devrait se dégager de l’entreprise. Et ce mystère en est d’autant plus un qu’il est au cœur même de la création artistique, littéraire en particulier, et plus spécifiquement romanesque en général. Je ne pense pas avoir beaucoup asséné des affirmations péremptoires dans ma biographie de Mertens. J’ai cherché à laisser libres la lectrice et le lecteur de se faire leur propre opinion à partir des éléments que j’ai rassemblés et que je leur soumets.
Quels sont les scènes, les matrices et personnages mertensiens qui t’ont marqué, happé, dévoré ? Es-tu parti de schèmes fondateurs afin de remonter de l’œuvre à l’homme ?
Chez Mertens, on ne va pas de l’œuvre à l’homme, ou de l’homme à l’œuvre. Toute ma tentative est de montrer que les frontières sont effacées : c’est le fameux ruban de Möbius où une face ne se distingue pas de l’autre. Mertens se construit, s’invente parfois sous beaucoup d’aspects : mise en scène de la revendication de la judéité, récit de missions d’observateur judiciaire. Il élabore le récit de sa vie comme un romancier en partant d’incidences dont il tire les fils avant de les tisser. Et comme en une mise en abyme, son œuvre littéraire, romanesque en particulier, contient davantage encore que le reflet de sa vie, mais sa vérité, de façon parfois étonnamment précise. Tu parles, Véronique, des personnages qui m’auraient happés. J’ai surtout été frappé – davantage encore que dans ma lecture de l’œuvre qui m’impressionne surtout par son ampleur – par la force avec laquelle les personnes autour de lui ont été happées par Mertens pour en devenir des personnages de ses romans et de son récit de ou sur sa vie. J’emploie, dans la version numérique, l’image de la toile d’araignée où femmes et hommes entrant dans sa vie et son univers nourrissent ce dernier et son auteur. Une de ses compagnes parle de dévoration et de transsubstantiation. Je te dirais alors qu’il importait pour moi, sauf à perdre mon intégrité de chercheur et de biographe, de ne pas me faire dévorer. D’habiter Paris et non Bruxelles, de m’éloigner de mon sujet après nos rencontres, m’y a aidé. Plutôt que d’être dans la toile, il me fallait tenter d’en tirer, de l’extérieur, un à un, les fils. Il importait aussi que Pierre Mertens ne lise pas le texte avant publication. Face à Mertens démiurge, il fallait qu’il devienne à son tour le personnage d’un récit dont il ne maîtrisait pas la construction. Il en prenait le risque, tandis que je prenais celui de me fourvoyer. Aujourd’hui, Mertens est pour moi le personnage d’un livre dont j’ai écrit les dernières lignes et que j’ai refermé. Il appartient à ses lecteurs et ses lectrices, seules maîtres et maîtresses désormais de sa signification.
Pierre Mertens : « Ni contradictions ni reniements »

Pierre Mertens
Le Carnet et les Instants : Je partirai de citations de Kafka, un de tes frères en écriture. « Dans le combat entre toi et le monde, seconde le monde » (Journal, 8/12/1917). « Écrire, c’est sauter, bondir hors du rang des assassins » (27/01/1922). « Un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous » (Lettre à Oskar Pollak, 27/01/1904). Comment ta réception, ton compagnonnage avec ces pensées ont-ils évolué au fil du temps ?
Pierre Mertens : Je crois que tout part d’une enfance solitaire. Mes parents étaient requis par la Résistance. Enfant, je me suis tourné vers les livres. Très jeune, j’ai lu La condition humaine, La voie royale, Les mains sales ; trois fois j’ai relu Madame Bovary. Un jour, je fus affecté par un rhume des foins qui s’avéra providentiel. Dans la salle d’attente du médecin, deux bibliothèques, une consacrée au mouvement anarchiste, l’autre à Kafka. Choisissant un livre au titre tintinesque, La muraille de Chine, je le lus, y découvrant comme une langue étrangère qui me requit tant que je ne sentis pas l’arrivée du médecin. Me disant « on dirait que tu es guéri », il me donna le livre. Kafka a été pour moi la maladie et le remède.
Plus tard, La métamorphose a changé ma vie. Loin de me plonger dans le désespoir, ce récit me remplissait de gratitude. Kafka, voilà un homme qui a survécu. Il nous lègue des mots pour la vie et non des mots pour la mort. Il parlait d’un autre monde qu’il évoquait en me tendant les clés d’accès. Les désaveux fréquents dont on le couvre aujourd’hui (G. Anders, G. Lukàcs, et un tantinet B. Pingaud…) me surprennent toujours. Pour pasticher la formule de Sartre, je dirais que Kafka est l’horizon indépassable de la littérature. Décrivant la maladie, il apporte le remède. Je suis mille fois reconnaissant à Bataille d’avoir trouvé la formule caractérisant Kafka : « la puérilité parfaite ». Kafka n’est pas un écrivain ésotérique. C’est l’horrible innocence du monde qu’il met en mots. C’est pour moi plein d’espoir.
Tu nais pendant la guerre ; les adultes ne répondent pas à tes questions : l’enfant peut supposer que la guerre est l’état naturel du monde. Quand j’ai décidé d’écrire, je ne voulais pas être écrivain mais l’écrivain d’une seule œuvre dont le projet était la trilogie L’Inde ou l’Amérique, Le niveau de la mer, La fête des anciens, une trilogie réunie en un seul volume intitulé Paysage avec la chute d’Icare. La littérature, c’était pour moi la traduction de l’enfance. La chute d’Icare, le tableau de Brueghel accroché dans le salon montrait ce qui se passait dans le monde : le laboureur qui continue son travail, le berger regardant le ciel, Icare tombé dans les eaux… Ce n’est pas la chute d’Icare, c’est Paysage avec la chute d’Icare comme chez Kafka, c’est Paysage après la bataille et non la bataille. J’avais une espèce de conviction qu’une fois qu’on cessait d’être enfant, on entrait dans un monde où la littérature perdait sa signification. Seul un regard puéril peut en rendre compte. Je songe à la phrase de Baudelaire, « le génie n’est que l’enfance nettement formulée ». À partir du moment où on s’éduque, on perd cette vision. La trilogie est un roman non pas d’apprentissage, mais de désapprentissage. C’est avec les questions de l’enfance qu’on fait un livre, bien plus qu’avec les réponses de l’adulte, en tout cas, cela vaut pour la fiction.
J’ai continué d’écrire en faisant le Droit à l’Université Libre de Bruxelles. J’ai fait le droit pour vraiment devenir et rester écrivain. L’idée d’étudier le droit international s’est imposée d’emblée. J’étais un passager clandestin à bord du droit. C’est ce qui fait que mon premier livre d’« adulte », Les bons offices, est inspiré par le droit. Le personnage s’appelle Sanchotte. Il est moitié Sancho, moitié Quichotte. Or, au fond, quelqu’un qui est moitié Sancho, moitié Quichotte reste encore un enfant. À cause de cette enfance incurable — Dieu sait si on me l’a reproché —, il ne choisit pas entre les deux camps et, à la fin, dans un désert, il meurt probablement (bien que cela ne soit pas dit) et finit sur une question dépourvue de guillemets fermés : « C’est une question de vie…
Est-ce que Sanchotte est mort ? Je ne le sais toujours pas aujourd’hui, ça dépend des jours. Sanchotte s’arrête au mot « vie ». Il se rallie aux Palestiniens mais est ressenti comme ennemi par les deux camps si bien qu’il est broyé. Ce n’est pas qu’il soit neutre. Simplement, il ne choisit pas entre le paysan, en contrebas du Golan, assiégé par les Syriens et le citoyen de la ville de Kuneitra qui assiste à la destruction de sa ville. De ne pas choisir, il en meurt. La biographie de Jean-Pierre donne à voir cette question. Jean-Pierre Orban parle quasiment de contradictions, de reniements dans ma trajectoire. C’est au contraire la preuve de ma cohérence. J’en suis au même point qu’en 1967. Toute vision manichéenne du conflit israélo-palestinien me semble inhumaine. Je ne l’ai jamais mieux dit que dans Les bons offices à propos duquel, dans sa préface, Régis Debray écrit « On savait depuis Hegel que la tragédie, c’est quand les deux côtés ont raison ensemble (…) La mort de Hegel s’est donc mise en roman ». Seule une fiction peut rendre vraiment compte de cette histoire fratricide. Pour moi, le problème palestinien est mort à Oslo. Littérairement, ça me hante, non seulement dans Les bons offices mais aussi dans Perasma. Dans Perasma, a lieu une chose que la critique n’a pas relevée : l’homme se rend à deux endroits au Moyen-Orient : Gaza et Yad Vashem. Le personnage vit un premier amour avec la jeune femme. Il s’agit d’une sorte de voyage initiatique. Il la laisse découvrir seule ce que doit être une terre deux fois promise. L’homme de fiction n’est ni avocat ni juge, ni surtout procureur. Le romancier est celui qui donne davantage d’épaisseur de mystère à la fin qu’au début. Tout biographe est, parfois malgré lui, une instance de jugement, voire franchement un tribunal.
Parler de reniements, de contradictions quand on a écrit Les bons offices, Perasma, c’est déraisonnable. Si j’ai continué d’écrire après Les bons offices, je le dois en grande partie au fait qu’il y a des choses comme le conflit israélo-palestinien. Seule la fiction me paraît pouvoir en rendre compte. Prenons Terre d’asile. Jaime Morales est un exilé chilien qui retrouve à Bruxelles le même sort que beaucoup de ses compatriotes idéologiquement repérables (communistes, allendistes…). Mais Jaime Morale n’est rien de tout ça. C’est un homme ordinaire sans conscience politique. Pourtant, il a été torturé et condamné à l’exil. Dans une dictature, on peut être torturé même si l’on n’a rien fait pour la combattre. Le pouvoir montre son vrai visage : il broie des innocents parfaits.
L’erreur, l’errance de Gottfried Benn, « cocufié par l’Histoire » dis-tu à Danielle Bajomée (Pierre Mertens, l’arpenteur), la faute de Léopold III, les gouffres intérieurs et les crimes de Gilles de Rais, tes nombreux personnages en proie à une fêlure secrète… tu as souvent interrogé le jeu d’échos entre dislocation de l’intime et fracas d’une Histoire qui sort de ses gonds comme le temps pour Hamlet. Pourrait-on te définir comme un romancier en état d’alerte, aux aguets, donnant vie à des êtres alarmés ?
Je suis frappé qu’après être passés par une époque où on s’intéressait plus aux victimes qu’aux coupables, beaucoup de livres aujourd’hui s’attardent plus volontiers sur les coupables. À tel point que le coupable est présenté dans toute sa complexité, ses ambiguïtés alors que beaucoup de victimes sont décrites comme parfaitement inconsistantes. Il s’agit d’un tournant étrange et un peu inquiétant. Soumission de Houellebecq et un peu Les bienveillantes de Littell, sont des exemples de ce phénomène. Pour ma part, je fais le chemin inverse. Davantage qu’avant, je découvre que le pardon peut ne pas advenir et que le mot-clé qui relie la littérature et le droit, c’est plus que jamais l’imprescriptibilité. Je n’ai pas beaucoup de sympathie pour les belles âmes qui, aujourd’hui, ont le pardon si facile pour des crimes dont elles n’ont pas été elles-mêmes victimes. Ce n’est pas un hasard que paraissent la même année, en 1974, Les bons offices et L’imprescriptibilité des crimes de guerre et contre l’humanité.
Parmi tes leitmotive, pris dans le sens musical du terme, on pointe celui du naufrage et du salut, de la crise et d’une riposte à cette dernière. Davantage que creuser le « qui perd gagne » de Sartre, n’explores-tu pas le « qui gagne perd ? ».
C’est souvent vrai. Prenons le cas de Benn dans Les éblouissements et celui de Léopold III dans Une paix royale. Avant que Les éblouissements ne soit achevé, j’ai écrit pour la revue Le genre humain de Maurice Olender (n° 16/17) un texte, « Le visionnaire aveuglé ». Apportant un éclairage historique, je m’attarde plus sur la gravité de la faute que je ne le fais dans le roman. Entre Pasolini et moi, Benn fut l’objet de discussions, Pasolini continuait de le détester. Par contre, ce n’est pas étonnant que le Groupe 47 ait absous Benn, et lui seul, jusqu’à un certain point. Botho Strauss m’a félicité de traiter Benn : comme il était difficile pour un Allemand ou un Français d’en parler, seul un Belge pouvait le faire !!! Benn, à la différence de la génération de Thomas Mann, commet le péché irréparable. Alors que je devais faire passer des examens à l’ULB, je me plonge dans la lecture de Double vie de Benn (trad. d’Alexandre Vialatte, Minuit, 1954). J’arrivai en retard et m’en excusai auprès de mes étudiants ; j’ai immédiatement su que j’écrirais sur Benn, un roman et non pas un essai. Benn a écrit sous pseudonyme vingt-deux poèmes anti-hitlériens d’une terrible virulence. Les nazis ne l’aimaient pas, Goebbels le détestait comme il exécrait les expressionnistes traités de « porcs dégénérés ». Si le mot « rédemption » a un sens, c’est bien dans le cas de Benn qui ne s’est en outre pas livré à la facilité de l’autocritique, laquelle me fait souvent penser à la phrase de Keuner chez Brecht « je prépare ma prochaine erreur »(Histoires de monsieur Keuner).
En ce qui concerne Léopold III, ce qui l’absout en partie, c’est l’abdication, laquelle préserva des vies, et le fait qu’il devint un grand ethnologue. Dans « L’ami de mon ami », j’évoque l’histoire de quelqu’un qui va interroger une victime de la Grèce des colonels. Las de répondre aux journalistes, la victime qui fut torturée, suggère d’interroger un autre homme que lui. Sans le savoir, le reporter est envoyé vers un des bourreaux. Pourquoi l’envoie-t-il chez un de ses anciens bourreaux ? Précisément parce que celui-ci le ménageait quelque peu. Parce que pour devenir bourreau, ce dernier avait d’abord été torturé. Le système de la Grèce des colonels consistait à fabriquer des bourreaux en commençant à les torturer. Cet homme tortionnaire révèle la nature du régime dans la mesure où il a lui-même subi la pire des dégradations.
Dans son analyse des Bons offices, qui deviendra la préface de la deuxième édition (et qui se clôture sur « La mort de Hegel s’est mise en roman »), Régis Debray écrit qu’au travers du roman l’auteur se reconstitue un corps mystique, de gloire. La biographie que Jean-Pierre Orban te consacre, la première sur toi, exerce-t-elle sur toi un effet de remembrement, de recomposition ? Un vertige ? Un bouleversement dynamisant ?
Sa biographie est un livre que je ne pourrai jamais relire deux fois de la même façon. Autant j’ai été privé du droit de la consulter durant sa genèse, autant je la relirai, non par fatuité ou par complaisance, mais parce que je suis condamné à ne lire jamais deux fois semblablement le même livre. Tantôt je m’y reconnaîtrai, tantôt pas du tout. Si on résume le registre de la biographie, qui plus est d’un homme vivant, c’est un genre « improbable » pour utiliser un mot à la mode. Dans L’idiot de la famille, Sartre dit de Flaubert : « on entre dans un mort comme dans un moulin ». Que faut-il dire alors lorsqu’on entre dans un vivant ? J’ai presque envie de dire qu’on en sort enfariné. Pourtant, s’il est un défaut que je déteste, c’est l’ingratitude. Je ne risque pas dès lors de manquer de reconnaissance. Comme l’écrit Char, « Dans mon pays on remercie ». Mais, je m’étonne d’avoir pris un tel risque. Si c’était à refaire, je ne le referais pas. Mais j’aurais tort…
Ce que je dois à Jean-Pierre Orban, c’est aussi et surtout la redécouverte d’un manuscrit, le « roman américain ». Je vais faire un rapprochement inattendu. Une des fiertés de ma vie, c’est d’avoir redécouvert un manuscrit de Paul Gadenne, Les hauts-quartiers, d’avoir convaincu Claude Durand au Seuil de le rééditer. J’en ai écrit la préface. Je suis un admirateur de ces écrivains tombés dans l’oubli d’avoir été en marge de deux mouvements, l’existentialisme et le Nouveau Roman. Une série d’écrivains majeurs a été ainsi oblitérée, P. Gadenne, A. Vialatte, R. Guérin, H. Calet, L. Guilloux… Ayant découvert un manuscrit de Gadenne à la bibliothèque Doucet, apprenant que la veuve de Paul Gadenne vivait dans le Sud, j’ai écrit à une soixantaine de mairies du Sud de la France afin de la retrouver. J’ai obtenu une réponse d’une femme résidant à Agen. C’était Yvonne Gadenne qui m’a accueilli chez elle et me confia le manuscrit Les hauts-quartiers.
J’ai toujours rêvé que cela m’arrive et cela s’est passé avec Orban. Il demeure chez moi afin de prendre des photos de manuscrits. Je me souviens de l’existence d’un manuscrit, un road movie métaphysique, que j’avais abandonné et lui montre le texte. L’écriture de Perdre m’avait entraîné à délaisser l’achèvement du « roman américain ». De retour chez moi, Orban plongé dans la lecture, me dit « il faut publier ceci, l’achever puis le sortir ». Sans lui, le livre serait resté enfoui à jamais. Certes, comme dit Nietzsche, « Il ne faut écrire que ce qui vous est indispensable ». Mais je pense qu’il faut à l’écrivain un interlocuteur qui traverse la route au bon moment.
Juriste, tu es l’auteur d’un ouvrage décisif sur l’imprescriptibilité des crimes de guerre nazis. Peux-tu revenir sur la découverte tardive de ta judéité d’une part et d’autre part expliciter le lien en intériorité qui noue ton écriture et ton engagement politique et éthique ?
Je n’aime pas le mot « engagement ». Je ne suis pas pour autant anti-sartrien ! Je rends grâce à Sartre d’avoir eu cette formule si juste : « Ne jamais oublier qu’avant d’être une idéologie, l’antisémitisme est une passion ». Un jour, j’étais à Paris avec Pasolini, lequel avait eu rendez-vous avec Sartre. Pasolini s’étonnait que Sartre parle de lui comme d’un Genet italien alors que Pasolini n’avait aucune affinité avec l’œuvre de Genet. Quand je lui demandai ce que représentait l’engagement, Pasolini m’a répondu : un signe qu’on a été engagé, c’est le nombre de procès que l’on a essuyés. À la limite, lui et même Flaubert apparaissaient davantage engagés que Sartre. Les grands engagés le sont sans le savoir. On peut l’être à sa propre stupeur. Je pense à Flaubert, à Proust qui a écrit des pages décisives sur l’affaire Dreyfus.
Par bonheur, je n’ai eu que deux procès, l’un avec Une paix royale, l’autre avec Bart De Wever. Ça ne fait que décupler mon admiration pour Malraux ; il n’y a pas eu d’homme plus attaqué qu’il ne le fut. Curtis Cate a renversé ce courant des biographies malveillantes. Après lui, on a eu droit aux biographies de Lacouture, de Lyotard. Il ne faut pas oublier que Malraux est l’auteur de la formule « le misérable petit tas de secrets ». À mes yeux, l’écrivain le plus engagé de tous les temps, c’est Kafka. Avant 1924, Kafka annonce Auschwitz. Or, souvent, un lanceur d’alerte est tenu pour responsable du mal qu’il dénonce comme Attali l’a analysé. C’est exactement ce qui s’est passé avec Kafka. Songeons aux accusations de Günther Anders. Kafka se contenterait d’être prophète, sans s’engager dans les faits. N’est-ce donc pas assez d’être visionnaire ?
En ce qui concerne ta question sur la judéité, comment ne serait-ce pas important d’apprendre son identité (je parle d’identité et non d’appartenance) quand on a écrit une thèse sur l’imprescriptibilité des crimes de guerre en tant qu’« aryen » et que, par la suite, on se découvre juif ? Il se fait que je me suis senti juif très tôt, « peu à peu qu’aussitôt » selon l’expression de Faulkner (Le bruit et la fureur). Au niveau des réactions, deux extrêmes se sont dessinés. On m’a reproché d’être un juif honteux pour ne pas l’avoir dit avant et on m’a accusé d’usurper une identité à laquelle je n’aurais pas droit. Il est important pour moi de le savoir car cela donne une cohérence à des questions que je me suis toujours posées et au fait que la Shoah soit l’événement historique qui m’a le plus impressionné. L’identité juive m’a été révélée en deux temps. D’abord, durant la guerre, par ma mère qui cachait des Juifs. Ensuite lorsque, tardivement, ma mère me l’a appris. La Shoah, j’en ai connu l’ampleur en 1956 à cause d’une rencontre avec Jacques Rozenberg. Directeur de la médiathèque de Bruxelles. Alors que je remarquais le matricule sur son bras, il prit le temps de me raconter. Musicien, il a été sauvé par la musique, devant jouer pour les nazis. Après la guerre, après la marche de la mort, il a désavoué le violon et a choisi la peinture. J’ai rédigé la préface d’un catalogue. J’ai compris bien plus tard pourquoi ma mère ne se revendiquait pas comme Juste. Elle se méfiait aussi un peu de l’écrivain en devenir, pensait que l’heure n’était pas encore venue, a fini par me révéler ma judéité. Cela éclaircit des mystères que je nourrissais sur mon identité. Quant à insinuer que la découverte de ma judéité aurait provoqué un revirement politique par rapport à Israël, je trouve cela déplacé, même insultant. Septembre noir, Sabra et Chatila, ce ne sont pas les Israéliens qui les ont perpétrés. Les graves incidents survenus aux Jeux Olympiques de Munich m’ont fait horreur. Je suis totalement pour les deux camps mais cela change forcément en fonction de l’actualité. Parler de revirements soudains est déplacé car, sur l’essentiel, je ne varie pas. Mais comment nourrir des espoirs de réconciliation avec les protagonistes actuels au pouvoir dans les deux camps ? C’est impossible. Traiter de renégat quelqu’un qui souhaite la coexistence des deux peuples est paradoxal. C’est dans mes fictions que je suis le plus clair là-dessus, Les bons offices, Perasma.
Il est un texte auquel Jean-Pierre Orban observe que je me réfère volontiers pour soutenir que l’homme de fiction détient toujours, en quelque sorte, le dernier mot et emporte seul son secret : « Le motif dans le tapis » d’Henry James, qu’aucun enquêteur n’élucide jamais tout à fait. J’évoquerais plus volontiers encore « La lettre volée » de Poe, qui peut, à la limite, échapper à l’observateur… J’aime à le répéter : il s’agit moins pour le romancier de divulguer, à la fin, la clé de l’énigme que de tourner le soi-disant mot de la fin en énigme, laissant le lecteur à de plus riches interrogations.
Article paru dans Le Carnet et les Instants n° 201 (janvier 2019)