Toujours on veut connaitre le secret de fabrication d’une œuvre d’art. L’origine de l’inspiration. Les douleurs et les bonheurs de l’artiste avant que le stade final ne soit atteint. Avant l’œuvre livrée. Avec l’interview, nous sommes prisonniers d’une certaine pudeur. D’une certaine convenance. Le mystère n’est pas révélé, à peine effleuré. Comme si on restait au seuil de l’intimité. Il n’y a que Duras pour s’être livrée vraiment. C’est pourquoi il ne faudra pas vous satisfaire de cette rencontre avec Henry Bauchau pour le connaitre. Il vous faudra plonger dans ses romans, dans ses poèmes. Et dans son journal dont une partie vient d’être publiée aux Éperonniers. Celle qui concerne les années d’écriture d’Œdipe sur la route. Vous y vivrez le combat qu’il mène avec son œuvre. Tout son trajet depuis la première vision jusqu’au point final. Jusqu’au deuil qui commence à l’étreindre une fois le livre achevé. Vous vibrerez au récit épuré de cette aventure intérieure qu’est l’écriture d’un roman. D’où l’écrivain ressort transformé. Comme son personnage Œdipe après ses pérégrinations entre Thèbes et Colone… Au bout de la lecture vous aurez l’impression de vous être approché très près de l’énigme de l’écriture. De l’énigme sans solution.
Le Carnet et les Instants : Depuis quand tenez-vous un journal ?
Henry Bauchau : Depuis longtemps mais c’est la première fois que j’ai décidé de le publier parce que Madame d’Haeyere, des éditions Les Éperonniers, m’a demandé de le faire. J’y ai opéré quelques coupures pour que cela reste intéressant pour le lecteur qui ne me connait pas. Je n’y ai mis que certains rêves qui m’ont paru typiques, mais jamais leur interprétation. Le lecteur peut penser ce qui lui convient.
Dans les autres époques de votre journal, suivez-vous autant l’écriture de vos livres ?
Cela a beaucoup varié suivant le temps dont je disposais. Au moment où j’ai fait celui-ci, j’ai bénéficié d’un peu plus de temps. Il y a des années où j’ai été très pris et où il y a donc relativement peu de choses. J’ai toute une série de cahiers. Je me dis toujours que je vais y faire un tri. Mais cela parait peu vraisemblable que j’y arrive. La suite de Jour après jour, je l’ai. J’y parle de Diotime et les lions. J’y relate aussi ma tentative d’écrire une pièce à partir d’Œdipe sur la route et mon échec. Je relate comment j’ai fait Jour après jour. Je n’aurais jamais retravaillé mon journal si Madame D’Haeyere ne me l’avait pas demandé. Pendant qu’à sa demande, je le dictais à ma femme, nous avons été tous deux étonnés, c’était mieux que ce que nous ne pensions. Pendant ces séances de travail, je voyais les passages qui ennuyaient ma femme. Alors je savais ce que je devais couper. Quand je voyais qu’elle était intéressée, je me disais « Tines, cela doit être bon ! »
Était-ce la première fois qu’elle lisait votre journal ?
Oui.
Elle a dû apprendre des choses sur votre vie intérieure qu’elle ignorait ?
Je ne sais pas. En tout cas, elle m’a encouragé à le faire. Puis à le publier. Au moment où il est sorti, elle a été paniquée. Elle s’est demandé si ce n’était pas trop intime. Il était trop tard de toute façon. À la sortie du livre, il y a eu une réunion au Botanique où Yves-Jacques Boin en a lu des extraits. Cela a été bien accueilli et ma femme a repris confiance.
Vous associez aussi votre femme à l’écriture d’Œdipe sur la route ? Vous dite page 216 : « Je remarque que j’ai tendance, quand je parle d’Œdipe, à dire ‘notre livre’. Il y a une vérité dans cette façon involontaire de m’exprimer ».
Elle m’a beaucoup aidé. Elle s’est énormément intéressée à ce livre. Elle m’a soutenu. Se lancer dans l’écriture d’un roman, c’est une grande entreprise. On n’est jamais sûr de la mener à bien. J’ai eu plusieurs fois l’impression que je n’arriverais pas à terminer Œdipe sur la route. À force de me donner des coups de pied dans le derrière, j’y suis arrivé. Mais c’est sûrement aussi parce que ma femme s’y est intéressée comme elle l’a fait. Elle était la seule personne qui connaissait l’ensemble.
Avez-vous censuré certaines choses ?
Je note parfois dans mon journal des choses qui n’ont d’intérêt que pour moi. Quelqu’un m’a dit qu’il avait regretté de ne pas trouver des notations très brèves comme chez Kafka et plus d’attention portée aux événements extérieurs. Il est vrai qu’ils tiennent peu de place dans Jour après jour, alors qu’ils ont beaucoup compté dans ma vie. C’est l’âge peut-être qui m’a fait ressentir que la différence entre le monde extérieur et le monde intérieur est moins décisive qu’on ne le pense et que je ne le croyais.
À un moment donné vous dites : « À Parc Trihorn, je mets au net mes notes pour ce cahier ». Comment travaillez-vous à votre journal ?
Je ne prends pas de notes pour le journal. C’est toujours spontanément. Simplement, je le revois ensuite, je supprime les scories.
Votre journal vous a-t-il aidé dans votre analyse ?
Freud a dit, et je crois que c’est tout à fait juste, que le rêve est la voie royale pour la pénétration de l’inconscient. Je pense qu’écrire est une action dont le fondement est inconscient. L’écriture du journal a donc été importante.
Quand dans Œdipe sur la route vous prêtez des rêves à vos personnages, les inventez-vous ?
Cela dépend. Parfois ce sont des rêves que j’ai faits moi-même. D’autres fois, ce sont des rêves que j’ai entendus. Comme je suis psychanalyste, j’en entends beaucoup. Ainsi, il y a des choses qui me frappent et que j’utilise. Mais ce n’est pas systématique. Dans la première version de ce que j’écris, je ne me préoccupe que de dire tout ce qui vient. Je ne cherche pas à faire une œuvre d’art. J’essaie de mettre à jour ce qui m’est inspiré. Puis je retravaille le style, je coupe, je pense aux lecteurs. C’est un tout autre travail. Dans la première version, c’est un contact avec moi-même et l’écriture. À un certain stade d’élaboration du livre, je pense essentiellement à la lecture du lecteur. Est-ce que cette lecture va le laisser pénétrer dans l’œuvre, n’y a-t-il pas trop de barrages ? J’essaie de m’éliminer moi-même au maximum.
On voit, dans l’étape finale du livre, que vous accordez beaucoup d’importance à ce que certaines personnes de votre entourage pensent.
C’est toujours intéressant d’avoir l’avis des autres, même si parfois c’est pénible. Je relate dans Jour après jour un entretien que j’ai eu avec un des membres de l’équipe éditoriale d’Actes Sud. Quand il m’a dit qu’il fallait retravailler complètement Œdipe sur la route alors que je pensais l’avoir fini, cela ne m’a pas été agréable. Je ne l’ai pas accepté d’emblée. Il m’a fallu un certain temps pour réaliser qu’il avait raison.
On ressent dans Jour après jour une certaine tristesse parce que vos livres ne sont pas reconnus.
C’est une faiblesse, une blessure narcissique, rien de plus. J’ai eu la chance de recevoir à partir de 1985 un certain nombre de prix. Il a fallu du temps mais c’est peut-être moi qui allais à contre-courant.
Pourriez-vous expliquer votre phrase « L’œuvre s’est érigée en surmoi » ?
L’œuvre exige, elle est un impératif. Je vis constamment avec cet impératif : « Écris ! » Alors que comme les hommes j’aimerais bien paresser, ne pas me presser. La presse est peut-être notre plus grand désir. Ce sont les impératifs extérieurs et intérieurs qui nous forcent à nous lancer dans la vie. Pour les hommes, les femmes contribuent beaucoup à cela. La réciproque est vraie d’ailleurs.
Pour l’œuvre, quel est le procédé ?
Quand vous êtes lancé dans l’élaboration d’une œuvre, cela prend beaucoup de temps, surtout si vous avez un second métier, comme cela a toujours été mon cas. À ce moment-là, il y a une espèce d’impératif intérieur qui vous rappelle constamment : « Il faut revenir à l’œuvre », alors qu’on aimerait autant aller voir un film, profiter du soleil.
Vous dites : « L’écriture est une femme interdite ».
Cela tient à mes résistances à l’écriture. J’avais certains dons pour l’action mais cela se terminait toujours mal. Cela m’a plongé dans une profonde crise psychologique qui a été suivie d’une psychanalyse. Je m’en suis sorti en revenant peu à peu à l’écriture, car j’avais déjà écrit mais en n’y accordant qu’une importance secondaire. Et je constate qu’il y a toujours eu en moi un certain sentiment de culpabilité envers l’écriture parce qu’elle me semblait une activité gratuite ne servant pas les autres.
Durant tout le journal, on voit le combat que vous menez avec votre roman. Maintenant qu’il est fini, publié, réédité en livre de poche, que ressentez-vous ?
C’est un livre dont je suis content. D’ailleurs je ne peux pas dire qu’il y ait des livres que je regrette. J’y retravaille beaucoup. Je ne peux pas faire plus. Ce n’est plus à moi d’en juger la valeur. Œdipe sur la route a particulièrement compté pour moi. Je m’y suis engagé envers mes personnages et sur la même route qu’eux. Je me sens encore très engagé vis-à-vis d’Antigone à qui je tente de consacrer un autre livre.
Michel Zumkir
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°77 (1993)