Fin juin 2018, Rik Hemmerijckx, conservateur au Musée Émile Verhaeren depuis 2008, a été nommé Chevalier dans l’Ordre des Palmes académiques par le gouvernement français. Cette reconnaissance prestigieuse fournit l’occasion de dresser le bilan d’une décennie de travail avec cet historien parfaitement bilingue, spécialiste du mouvement ouvrier wallon et de la résistance syndicale pendant la Deuxième Guerre mondiale.
Originaire d’Alost, Rik Hemmerijckx a étudié l’histoire à la VUB. Il a consacré son mémoire de fin d’études au parcours du syndicaliste liégeois André Renard et sa thèse de doctorat à la résistance syndicale pendant la Deuxième Guerre mondiale et à la genèse de la FGTB en 1945. Ces travaux ont fait de lui un fin connaisseur du mouvement ouvrier wallon, mais lui ont également permis de confirmer sa parfaite maîtrise de la langue française, une langue qu’il avait commencé à pratiquer avec sa mère professeur de français.
« J’ai commencé ma carrière aux archives du mouvement ouvrier socialiste à Gand, raconte Rik Hemmerijckx. En 2001, je suis passé à la Fondation Auschwitz où j’ai travaillé pendant six ans. C’est un organisme principalement francophone, mais j’y gérais le versant néerlandophone. J’y ai beaucoup appris sur la gestion d’une organisation, ainsi que pour mes contacts avec la Belgique francophone ».
Enfin, en 2008, Rik Hemmerijckx est engagé comme conservateur du Musée Emile Verhaeren à Saint-Amand sur Escaut, près d’Anvers, la commune natale du poète. « Au départ, je n’étais pas du tout spécialiste de Verhaeren, mais je savais le situer, poursuit Rik Hemmerijckx. J’avais fait sa connaissance pendant mes études, notamment à travers le livre de Paul Aron, Les écrivains et le socialisme, où un chapitre important lui est consacré. Je connaissais également l’œuvre de Frans Masereel, qui a illustré pas mal de recueils de Verhaeren. Mais en arrivant au musée, j’ai dû beaucoup approfondir ma connaissance de son œuvre ».
Poète francophone et citoyen engagé
Né en 1855 dans une famille catholique et francophone, mort accidentellement à Rouen en 1916, Emile Verhaeren est une figure importante de la littérature flamande, mais aussi française et même mondiale (son œuvre est traduite en vingt-cinq langues). Poète et critique d’art, candidat au prix Nobel, ami du Roi Albert et de la Reine Elisabeth, il fut l’un des chefs de file du mouvement symboliste. Il était également proche de la pensée socialiste et fut un Européen avant la lettre.
Son œuvre est considérable et variée : « On peut l’aborder de plusieurs manières, résume Rik Hemmerijckx : par sa poésie d’amour, par ses Villes tentaculaires, par ses odes à la Flandre. Il avait aussi un côté social, sympathisant du mouvement ouvrier, impliqué dans la section artistique de la Maison du peuple de Bruxelles. Il était ami avec de nombreux artistes, comme Stefan Zweig, Rainer Maria Rilke ou Théo Van Rysselberghe. Il avait un rayonnement européen : il a fait des tournées littéraires en Allemagne, Pologne, Autriche et jusqu’à Moscou et Saint-Pétersbourg. C’était à la fois un personnage public et un citoyen engagé ».
Le Musée Émile Verhaeren a connu deux vies. Créé en 1955 à l’initiative de René Gevers, petit-neveu du poète et membre de la famille de la poétesse Marie Gevers, il présentait une collection constituée de pièces appartenant à la famille. Cette collection fut installée à Saint-Amand, dans la maison du Passeur d’eau, sujet d’un poème célèbre de Verhaeren. Cependant, suite à des tensions au sein de son comité de gestion, René Gevers a repris sa collection en 1966. Elle est aujourd’hui conservée aux Archives & Musée de la Littérature (AML) à Bruxelles.
Repartir de rien
« On a dû recommencer à zéro pour constituer les collections qu’on découvre aujourd’hui au musée Verhaeren, explique Rik Hemmerijckx. La province d’Anvers disposait d’une collection Verhaeren au musée de l’orfèvrerie Sterckshof, à Deurne, qui est devenue la base du nouveau musée et qui a été par la suite agrandie avec des donations. Les pièces les plus importantes présentées au musée proviennent toujours de donations. Par exemple, les deux tableaux de Georges Tribout, dont le Verhaeren en veste rouge, sont une donation de la famille Tribout, de Saint-Cloud, près de Paris. Le Verhaeren au petit déjeuner, de son épouse, Marthe Verhaeren, née Massin, est une donation récente d’Hervé Dossin. D’autres œuvres ont été achetées en fonction des possibilités ».
Repris par la province en 1982, le Musée provincial Émile Verhaeren a été géré depuis 1995 par l’asbl « Association Émile Verhaeren » qui regroupait la province, la commune et le privé. Cependant, en janvier 2018, la province d’Anvers a dû se retirer de la gestion de l’asbl à la suite d’une décision du Gouvernement flamand retirant les compétences culturelles au niveau provincial.
À l’initiative du conservateur Paul Servaes (1995-2001), le musée s’est installé dans de nouveaux locaux proches de la maison natale du poète et en 2005, sous la direction de la conservatrice Liene Geeraerts, l’espace intérieur du musée a été modernisé sur base d’un projet conçu par l’architecte muséographe Monique Verelst.
Continuité et nouveautés
Continuité et innovation sont les mots d’ordre de Rik Hemmerijckx en tant que conservateur : « Pendant ces dix années, j’ai poursuivi le travail de mes prédécesseurs, mais j’ai aussi apporté pas mal de changements. J’ai d’abord voulu enrichir et compléter le plus possible les collections du musée. C’est possible en ce qui concerne les livres, mais pas en matière d’œuvres d’art. Cela n’aurait d’ailleurs aucun sens. Ensuite, j’ai commencé à organiser deux expositions par an et j’ai voulu les rendre plus vivantes en invitant des artistes contemporains à entrer en dialogue avec l’œuvre de Verhaeren. Ainsi, en 2017, six ou sept artistes ont créé des œuvres pour l’exposition sur la poésie noire de Verhaeren. C’est un atout, car cela attire un autre public vers le musée ».
L’acquisition d’œuvres d’art nécessite d’importantes ressources financières. Revenons vers Rik Hemmerijckx : « Je m’efforce quand même de présenter les œuvres essentielles autour de Verhaeren et de son œuvre, ce qui implique d’acquérir régulièrement de nouvelles pièces. Ainsi, on est actuellement en train d’organiser l’achat d’un portrait de Verhaeren par Théo Van Rysselberghe. Quand on a affaire à une œuvre de valeur, on doit la payer en plusieurs fois. On a également acquis un buste de Boleslaw Biegas et toute une série de dessins de Constant Montald. En 2017, on a organisé une collecte de fonds pour acheter le fameux buste de Verhaeren par le sculpteur français René Pajot. L’organisation des expositions et l’édition des catalogues nous amènent également certaines donations venant de personnes qui nous font confiance ».
Deux autres priorités, pour le conservateur : enrichir la bibliothèque et entamer un programme de traductions. « J’ai pu quasiment compléter la collection des éditions originales de Verhaeren. Par exemple, nous pouvons désormais présenter au public une collection complète de la fameuse Trilogie noire, publiée aux éditions Edmond Deman, à Bruxelles. J’ai également entamé un programme de traduction. Sous ma direction, cinq recueils de Verhaeren ont été traduits en néerlandais, de manière à faire mieux connaître son œuvre en Flandre. On a eu la chance de pouvoir compter sur la collaboration de traducteurs littéraires renommés comme Stefaan Van den Bremt ou Koen Stassijns. Leurs traductions ont été bien accueillies par le public ».
Des collections à l’étroit
Rik Hemmerijckx ne manque pas de projets pour l’avenir : « Je crois que le musée peut continuer à se développer, mais il faudrait d’abord qu’il s’agrandisse parce que nos collections commencent à être à l’étroit et notre fonds est désormais assez riche pour présenter davantage de pièces au public. Il faut savoir que l’organisation des expositions temporaires entraîne nécessairement une réduction du volume de l’exposition permanente. D’autre part, j’ai beaucoup de projets pour les futures expositions. Cette année, nous évoquerons d’abord l’amitié de Verhaeren avec les artistes à travers une exposition construite autour d’une acquisition récente : un portrait néo-impressionniste de Verhaeren par l’artiste français Louis Hayet. Ensuite, nous inviterons Michael Bastow, un artiste anglais établi en France, qui s’inspire du nu féminin, ce que je mets en relation avec le recueil Belle chair. En 2020, nous accueillerons une artiste espagnole qui a illustré le recueil España Negra de Verhaeren. Précédemment, j’ai aussi accompagné avec une exposition la publication des recueils traduits en néerlandais. Donc, il y a pas mal de pistes tracées ».
Le bilan que tire Rik Hemmerijckx est positif, malgré une période d’incertitude en 2015-2016 : « Lorsque la province a dû céder la main pour le soutien du musée, on ne savait pas bien où on allait, alors que, dans un musée, il faut toujours pouvoir travailler sur le long terme. L’incertitude est funeste ».
Pour le conservateur, le principal défi à relever dans l’avenir est de renouveler le public : « Le musée Verhaeren a toujours été connu, mais les générations qui ont connu Verhaeren vieillissent et il faut donc penser au renouveau, c’est-à-dire à toucher les plus jeunes générations. Or on vit aujourd’hui dans un monde où le virtuel joue un rôle bien plus important qu’avant. Les jeunes n’ont plus vraiment envie de visiter un musée littéraire. En plus, la connaissance du français est fortement en déclin en Flandre. Conclusion : pour un musée comme le nôtre, la conjoncture n’est pas très favorable ».
Enfin, il existe un dernier écueil, qui n’est malheureusement pas isolé : la relative indifférence de la presse envers le patrimoine culturel a comme conséquence qu’il est de plus en plus difficile de faire connaître les activités muséales.
René Begon
En pratique
Musée Provincial Émile Verhaeren
rue Émile Verhaeren, 71 B-2890 Sint-Amands
052/33.08.05
Le site du musée (bilingue)
Article paru dans Le Carnet et les Instants n° 201 (janvier 2019)