Dire tout avec presque rien
Gabriel RINGLET, Effacement de Dieu. La voie des moines-poètes, Albin Michel, 2013
L’approche poétique du spirituel est une longue tradition monastique, toujours vivace aujourd’hui. Gabriel Ringlet en éclaire l’histoire, les figures majeures, nous en fait connaître des sensibilités contemporaines, dans un livre au titre un peu sibyllin : Effacement de Dieu. Le sous-titre est plus explicite : La voie des moines-poètes.
Il esquisse d’abord un survol de la poésie monastique et mystique, depuis les Pères du désert (IVe siècle), ces moines des régions désertiques d’Egypte et de Syrie, tel Macaire l’Ancien, jusqu’au carme français Cyprien de la Nativité (XVIIe siècle), admiré par Paul Valéry. S’arrête aux œuvres marquantes, aux noms essentiels.
Bernard de Clairvaux, grand poète-voyageur, fondateur d’abbayes, dont les Sermons sur le Cantique des cantiques firent école. Hildegarde de Bingen, qui déploya des dons étonnants dans les domaines les plus variés : théologie, poésie, musique, botanique, médecine, politique… La béguine Hadewijch d’Anvers, dont la poésie ardente ne cache pas que l’Amour réserve, à qui s’y engage, « joie et douleur, douceur et cruauté ». Mais encore Catherine de Sienne, Maître Eckhart, Jan van Ruysbroeck, Thérèse d’Avila, Jean de la Croix.
La mémoire ainsi rafraîchie (et étoffée !), nous découvrons la personnalité, le parcours, la voix de cinq moines et d’une moniale de notre temps, poètes inconnus que Gabriel Ringlet sort de l’ombre, à sa manière claire, directe, sobrement fervente, à l’occasion malicieuse.
François Cassingena-Trévedy, moine de Ligugé après quinze années à l’abbaye bénédictine de la Pierre-Qui-Vire, non loin de Vézelay, pour qui l’écriture « s’identifie à [sa] vocation même. » Les trois volumes de ses Étincelles plaident pour un christianisme « de l’intelligence et de la tendresse », qui ne craint ni la liberté de penser, de critiquer, ni l’inquiétude.
L’émotion semble couler de source, limpide, transparente, dans la poésie de Gilles Baudry, moine de l’abbaye bretonne de Landévennec, où se rejoignent la neige, la mer, la mort, et se devine un Dieu qui s’approche à « pas de porcelaine ».
Né à l’extrême pointe du Finistère, dans une petite ferme où il apprit, enfant, à garder les vaches, entrant très tôt au séminaire, à Quimper puis à Paris, Jean-Yves Quellec, « terrien du bord de mer », a trouvé son lieu d’élection au monastère bénédictin de Clerlande, non loin de l’université de Louvain. D’où il lui est arrivé de se retirer dans le silence plus profond encore d’une île désertique, Quéménès, en face de sa maison natale. « Pour être au monde, passionnément », confie-t-il dans Passe de la Chimère. Et chercher Dieu, mais en l’allégeant des oripeaux dont on le recouvre sans cesse : « La foi ne consiste pas tant à augmenter notre savoir sur Dieu, qu’à nous défaire de tout savoir sur lui. »
Le voyage en poésie mystique se poursuit, des Fleurs de braise de Catherine-Marie de la Trinité, dans son couvent de Sainte-Marie de Prouilhe, près de Carcassonne, qui allient force et légèreté aérienne, aux Chants de mémoire de Charles Dumont, moine de Scourmont, qui, dans des poèmes d’une forme classique mais d’un souffle très personnel, refuse de séparer le ciel et la terre. Prend une résonance poignante avec la présence de Christophe Lebreton, le plus jeune des sept moines du prieuré de Tibhirine, en Algérie, assassinés en 1996. Un an après sa mort, un moine ami publiait une centaine de ses poèmes, accompagnés de fragments de son journal intime et de lettres, sous le beau titre Aime jusqu’au bout du feu. Un « poème-œuvre d’art », qui s’inscrit dans la ligne cistercienne : « dire tout avec presque rien ».
Le voyage s’achève sur une rencontre imprévue. Le lieu ? L’abbaye québécoise Val Notre-Dame, à Saint-Jean-de-Matha, qu’il a découverte en marge d’un colloque à Montréal : « un coup de foudre » ! Le personnage ? L’architecte Pierre Thibault, qui lui a raconté comment il avait conçu l’édifice en osmose avec la « douceur immense » du paysage, et en privilégiant le dialogue intérieur-extérieur : intimité de la contemplation et ouverture sur la nature. Ainsi cet architecte-poète, qui appelle à revenir à l’essentiel, à s’en tenir au peu, trouve-t-il sa place, aussi évidente qu’inattendue, au côté des moines-poètes. Incarnant ce « christianisme d’effacement », qui parle en sourdine, non par pusillanimité, mais pour être entendu.
Gabriel Ringlet s’en fait l’interprète dans cet essai nullement austère, porté par une conviction chaleureuse, ferme et joyeuse.
Francine Ghysen
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°177 (2013)