Le discours du deuil a pour caractéristique d’être, plus qu’un autre, alors qu’il devrait l’être moins, menacé par la généralité. Devant ce risque, il n’y a que le silence ou le rappel, une fois encore mais pas la dernière, de particularités qu’on ne peut oublier…
Il y a Léo et la lecture, l’écriture et la critique. J’ai eu peu d’amis lecteurs qui se laissaient emporter à ce point par la mobilité d’un récit, par la dynamique d’une écriture. Il suffit pour s’en convaincre de relire Le petit frère publié en 1988 ou ce titre de 1998 qui résonne aujourd’hui avec force : Un jour face à la mort. Léo aimait les textes; il aimait les auteurs; il avait une intelligence aigüe des textes sans émettre de jugement tranchants; il se méfiait des leurres; il n’aimait pas les imposteurs et avait peu de goût pour les masques.
Il y a Léo et l’humour : il savait que celui-ci ne tue pas les émotions mais les apprivoise.
Il y a Léo et l’émotion elle-même : il savait être heureux sans ostentation; il savait être malheureux sans gémissements.
Il y a Léo et le voyage : il avait une manière bien à lui de trouver à travers le monde des adresses improbables qui s’installaient finalement comme une certitude (culinaire ou hôtelière, souvent) dans la mémoire de chacun de ses amis.
Léo et la découverte : qui d’autre que lui pouvait, en 1988, convaincre l’un et l’autre d’écouter Arvö Part dont il n’existait qu’un enregistrement accessible; qui d’autre que lui pouvait aller se glisser au fond du Blue Note à New York pour écouter avec passion le bassiste Christian Mc Bride dont plus personne en Europe ne parlait depuis des années ?
Léo et l’édition : peu de personnes pouvaient comme lui apprécier les qualités et les nuances d’une typographie, d’un papier ou d’une mise en page.
Léo et la discrétion : il savait que dans une assemblée ou dans la vie quotidienne, ce n’est pas parce qu’on ne s’expose pas qu’on est absent, ce n’est pas parce qu’on n’interpelle pas qu’on n’a rien à dire…
Cet homme à la rigueur joueuse a toujours commencé ses appels téléphoniques par un « Salut, Jacques » haut et clair.
Pour la première et la dernière fois, je lui dis : « Salut, Léo »…
Jacques Carion
Cet article est paru dans Le Carnet et les Instants n° 194, avril-juin 2017, p. 21.