Eugène Savitzkaya : la furie de l’enfance
Eugène SAVITZKAYA, Sang de chien – Les morts sentent bon, postface de Laurent Demoulin, Bruxelles, Espace Nord, 2012
On ne sort pas indemne d’un livre de Savitzkaya. Dans une bibliothèque d’honnête homme, un livre de Savitzkaya se tient comme un enfant furieux. Il transmet ses soubresauts sur le rayonnage, de proche en proche, et voilà qu’une onde lézarde les étagères bien classées : on ne lit plus de la même manière après un livre d’Eugène Savitzkaya. Aussi est-il audacieux de la part de la Collection Espace Nord d’avoir à nouveau fait entrer le loup. Mais Espace Nord semble aimer les livres qui réapprennent à lire – c’est tout à leur honneur : bien souvent, sous leur couverture, les jeunes lecteurs découvrent Verheggen, Emond, Nougé et tant d’autres. Dont Savitzkaya. Il y a vingt ans, la collection rééditait les recueils Mongolie, plaine sale. L’Empire et Rue obscure, introuvables. Aujourd’hui ce sont deux romans, Sang de chien et Les morts sentent bon, qui vont connaître une seconde vie. Deux romans comme deux caillasses lancées au lecteur. Sang de chien est la traduction d’une insulte polonaise, un conte pour enfants terribles, un Michaux de longue haleine, l’impossible quête d’un territoire et d’un temps où tout ne serait qu’amour. Le narrateur progresse en spirales étourdissantes, explore la solitude, la folie de sa mère, les fuites de son père et tout ce que la nature peut apporter aux sens. Les morts sentent bon, publié cinq ans plus tôt, nous emporte dans l’épopée onirique de Gestroi et nous ramène aux sources de la narration : l’enfance à qui l’on raconte et qui raconte ; l’aube d’une culture langagière – ici, le Moyen-âge. Le lecteur, au sens propre ravi, est violemment projeté sur la trame d’anciens tableaux, d’enluminures et de gravures gorgées d’acide : un voyage dont il tente de déchiffrer les détails fastueux et grotesques. Relire ces romans nous fait à nouveau goûter à la furie primitive de Savitzkaya.
Nicolas Marchal
Article paru dans Le Carnet et les Instants n° 178 (2013)