Shakespeare au lycée
Éric-Emmanuel SCHMITT, Le poison d’amour, Albin Michel, 2014
Ce n’est pas par hasard si l’exergue de ce Poison d’amour d’Éric-Emmanuel Schmitt invoque Shakespeare et en particulier Roméo et Juliette. Fil rouge, en somme, de la pièce qui se joue entre quatre adolescentes, condisciples de première (en France, l’année qui précède la terminale), à travers leurs journaux intimes respectifs, entrecoupés d’échanges de mails. Cela débute comme une romance tourmentée de cet âge – 17 ans – et se clôt sur un drame proprement shakespearien. Entre ces extrêmes, se décline toute la palette des états d’âme de l’adolescence féminine, les garçons n’intervenant forcément que par les émotions qu’ils déterminent dans le cœur et dans la tête des quatre amies (ou réputées telles). Au générique, on trouve Julia, Anouchka, Colombe et Raphaëlle.
Quelques mots des premières confidences de ces journaux intimes les situent déjà dans ce qui va se jouer. « On n’a jamais autant souffert que moi. » (Julia, qui se trouve laide et joue à croire qu’elle va se suicider). « Oui, il y aura peut-être un jour un garçon débile qui me trouvera potable… Mais me plaira-t-il ce crétin ? » (Anouchka, qui déteste sa mère et vénère son père, dont elle apprendra qu’il est homosexuel). « Je hais l’amour. Je tiens à me révolter contre lui. (…) Les hommes n’auront pas ma peau ; c’est moi qui aurai la leur. » (Colombe, qui se sent nulle et que les garçons semblent ignorer comme si elle était invisible). « Les garçons ne s’intéressent pas à moi. Tant mieux, ils ne m’intéressent pas non plus. » (Raphaëlle, l’élève brillante et la « bonne copine » de toutes et de tous, cantonnée, selon elle, dans ce statut réducteur). On comprend ainsi dès le départ que les spéculations de ces jeunes personnes balancent entre le désir d’être aimées et leurs rancœurs déguisées en mépris envers ces garçons qui ne répondent pas à leurs attentes. Un paradoxe assez classique et qui les rapproche du propos selon lequel, ce qu’on ne peut éviter, il faut feindre de le vouloir. Quant à Julia, elle est la cible de toutes les envies, déguisées ou non, parce qu’elle est la seule des quatre censée avoir « déjà couché ».
Intervient alors un élément majeur, ce Roméo et Juliette que leur professeur de français leur propose de jouer. Julia, grande admiratrice de Shakespeare, brûle d’interpréter le rôle de Juliette et l’obtiendra d’ailleurs. Quant à celui de Roméo, il pose problème dans la mesure où le seul garçon qui accepte de l’endosser pète un fusible et n’est plus disponible. C’est donc Raphaëlle, la « bonne copine » qui le remplacera dans le rôle d’amoureux de Juliette.
Ce ne sont là que les préalables du drame à venir. Entretemps, le ballet des élans et des intermittences du cœur, des découvertes frustrantes et des brûlures de l’amour comme de la jalousie, des rapports aux parents aussi, se poursuit, toujours par journaux et mails interposés. On couche davantage – ou on le dit en tout cas – mais pour n’y trouver qu’un élément déstabilisant plutôt qu’un équilibre. On feinte. On ment aux autres et à soi-même. On en arrive même à une monstrueuse machination (salvatrice aussi de l’intérêt réel de ces échanges) qui débouchera sur un épilogue sanglant et digne en tout de la tragédie shakespearienne.
On laissera à l’une des protagonistes (du grec agonistès, celui qui lutte) de cette « bande des quatre », le soin de conclure par ces mots, parmi les derniers du livre, qui relèvent sans doute des spéculations de cet âge, mais qui marquent aussi une époque, la nôtre et celle à venir, où les raisons de vivre sont et seront sans doute plus confuses que jamais, au-delà des certitudes imposées par la nature et par la condition humaine : « Je n’ai aucune raison de me tuer mais je n’ai pas davantage de raisons d’exister : je subis un courant plus puissant que moi. La force que je ressens éveille ma curiosité, ma gourmandise, me ravit, m’épuise, me repose, me dynamise, me disperse, me concentre, me rend patiente, vaillante, éveillée, furieuse, impatiente », mais aussi : « Il n’y a que deux verbes que je peux conjuguer au futur avec certitude, j’aimerai, je mourrai. Alors, je vous l’annonce : avant de mourir, j’aurai beaucoup aimé ».
On retrouve ainsi dans ce livre choral où les voix ourdissent un chassé-croisé, le regard qu’Éric-Emmanuel Schmitt pose sur les êtres, sur leurs rapports mutuels, sur notre temps, sur la société en général. Et surtout, et une fois encore, sur les pièges de l’amour. Regard qu’il propose avec la simplicité qui a fait sa popularité.
Ghislain Cotton
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°184 (2014)