En amour, on est toujours trois
Éric-Emmanuel SCHMITT, Les deux messieurs de Bruxelles, Albin Michel, 2012
Il était dit qu’Éric-Emmanuel Schmitt, auteur franco-belge depuis 2008, rendrait un jour hommage à sa ville d’élection : Bruxelles. Il le fait à travers la nouvelle qui donne son titre à son dernier livre et recueil de nouvelles : Les deux messieurs de Bruxelles.
Éric-Emmanuel Schmitt y interroge l’amour sous ses formes les plus variées, il en explore les mystères et les paradoxes, avec un art consommé de l’intrigue. Il capte l’attention de son lecteur en multipliant les rebondissements et l’entraîne là où il ne s’y attendait pas, si ce n’est une ou deux grosses ficelles. Dans la première nouvelle, une vieille veuve hérite une fortune d’un inconnu. « Pourquoi lui et pourquoi moi ? », s’interroge-t-elle. Peu à peu la réponse se profile, inattendue. Avec Bruxelles comme décor : la cathédrale Sainte Gudule, la place du Jeu-de-Balle, L’Écailler du Roi, etc. Alors que le débat sur le mariage homosexuel fait rage en France, Éric-Emmanuel Schmitt prend position, avec subtilité, en traçant la vie parallèle de deux couples, l’un homo, l’autre hétéro, l’un heureux, l’autre moins, l’un clandestin, l’autre public.
Dans « Le chien », l’écrivain descend dans le Hainaut, pour dresser le portrait du docteur Samuel Heymann, 80 ans, à la retraite depuis dix ans et sempiternellement accompagné d’un magnifique beauceron qui semble traverser les années comme si de rien n’était. Ici aussi, Éric-Emmanuel Schmitt pose la question de l’amour et en particulier celui que l’on peut accorder de manière inconditionnelle à un animal, parfois davantage qu’aux gens. Avec cette magnifique réponse : « Dieu m’était revenu dans le regard d’un chien. » Pour en comprendre le bien-fondé, il faudra lever le secret du docteur Heymann, et son silence qui aura encombré sa fille unique toute sa vie durant.
Amour encore avec « Ménage à trois ». À Vienne, lors d’une soirée mondaine, une jeune veuve avec trois enfants se cherche un métier et est abordée par un diplomate danois un peu falot, admiratif de la musique du défunt mari. Ils se mettent en ménage mais sans passion et ne se marieront qu’après… douze ans. Une union qui scellera l’admiration sans borne du baron danois pour un fantôme, plus présent que n’importe quel rival. Cette nouvelle est aussi une occasion pour Schmitt de donner une sorte de suite à son roman Ma vie avec Mozart.
C’est dans « Un cœur sous la cendre » que toute la complexité de l’âme humaine, ses ambiguïtés et ses paradoxes, ses forces et ses faiblesses, ses égoïsmes et sa générosité, est peut-être la mieux explorée. É.-E. Schmitt situe son récit en Islande, terre de cendres et de feu, en pleine éruption du volcan Eyjafjöll, magnifique métaphore de son propos. À savoir comment un amour intense peut se transformer en une haine froide, parfois sans que les protagonistes soient en cause. En l’occurrence, un filleul et sa marraine, neveu et tante, laquelle est par ailleurs mère et lui frappé par une maladie taraudante. La destinée joue de nous comme avec des dés et frappe parfois là où on ne l’attendait pas. L’écrivain offre rebondissements sur rebondissements à son lecteur et bouscule son personnage central pour lui offrir une ultime réconciliation avec lui-même et avec les autres.
La dernière nouvelle, « L’enfant fantôme », est aussi la plus courte. Dans un parc à Paris, un couple âgé s’ignore. Entre eux, s’est profilé un amour invisible, source d’une souffrance irrésolue, jamais acceptée, dont chacun a rendu l’autre responsable et sans s’être offert, à soi ainsi qu’à son alter ego, la moindre once de pardon. Au gré d’une nouvelle astuce littéraire, Schmitt ménage une chute (dans les Alpes !), comme seul des nouvelles bien ficelées en réservent. Une chute qui ne dira pas si les protagonistes vont enfin s’autoriser à être heureux, malgré la souffrance.
Selon une habitude prise avec des livres ainsi que le précise une note de l’auteur, celui-ci ajoute à la fin du recueil une sorte de bonus, un journal d’écriture, qui explique les circonstances dans lesquelles chacune des nouvelles a été écrite. Au cinéma, on parlerait du making-of de l’œuvre. On apprend ainsi le contexte très personnel du voyage qui a donné lieu à la nouvelle « islandaise ». C’est aussi l’occasion pour Éric-Emmanuel Schmitt de rendre compte de ses admirations, notamment pour les réflexions que le philosophe Emmanuel Levinas avait provoquées, dans les années 1980, chez le jeune normalien doctorant que Schmitt fut, mais aussi ses sources, à savoir le texte Nom d’un chien du même Levinas.
Michel Torrekens
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°175 (2013)