Éric-Emmanuel Schmitt, Les perroquets de la place d’Arezzo

Tentative d’épuisement d’une place bruxelloise

Éric-Emmanuel SCHMITT, Les perroquets de la place d’Arezzo, Albin Michel, 2013

schmitt les perroquets de la place d arezzoRécemment accueilli parmi les académiciens belges — il succède au regretté Hubert Nyssen —, Éric-Emmanuel Schmitt publie son dernier ouvrage, Les perroquets de la place d’Arezzo, un roman attendu et d’une épaisseur peu habituelle !

C’est qu’il faut bien les 700 pages du roman pour que l’intrigue élaborée par l’auteur se déploie et se développe, tant le sujet est vaste : il s’agit de l’histoire quotidienne des riverains de la place d’Arezzo. Pour qui ne connaît pas celle-ci, au cœur d’un quartier huppé d’Uccle, sa simple évocation transporte vers des contrées méditerranéennes chaleureuses. Pourtant, l’endroit interpelle, comme l’indique l’incipit du roman : « Quiconque arrivait sur la place d’Arezzo éprouvait un sentiment d’étrangeté. Si d’opulentes maisons en pierres et briques de style versaillais bordaient un square rond où gazon d’ombre, rhododendrons et platanes développaient une végétation nordique, une pointe d’atmosphère tropicale chatouillait les sens. » Cette ambiance tropicale se marque particulièrement par la présence, dans les arbres du parc, de nombreux perroquets, seuls rescapés du départ précipité du consul du Brésil, cinquante ans plus tôt. Mais pour l’heure, là où commence le roman, ce ne sont pas ces oiseaux qui viennent déranger la quiétude des riverains, mais un étrange corbeau, qui sous des airs de colombe, leur envoie à tous une étrange lettre anonyme : « Ce mot simplement pour te signaler que je t’aime. Signé : tu sais qui. » Cette seule lettre suffira à produire plusieurs bouleversements – sentimentaux, familiaux, professionnels – pour les différents protagonistes de l’histoire, du politicien Zachary Bidermann à Marcelle, concierge de l’immeuble 18, en passant par Ève, l’agent immobilier. Une lettre à laquelle aucun ne s’attendait : « Ève remarqua une lettre sous la porte. Elle s’étonna car elle recevait peu de courrier, l’adresse qu’elle donnait étant plutôt celle de son agence. Personne, sauf ses messieurs ou des amies, ne lui envoyait de messages ici. Elle décacheta l’enveloppe canari. Elle ne doutait pas que l’envoyeur fût celui auquel elle s’efforçait de ne pas penser : Quentin, le fils de Philippe son protecteur. » Le rythme du texte est soutenu, et cela tient d’abord à l’alternance des chapitres de ce roman, préalablement découpé en quatre parties, comme dans une liturgie : « L’annonciation », « Magnificat », « Répons », « Dies irae ». Chacune de ces sections décrit, chronologiquement, les évènements qui se déroulent dans les différentes habitations qui entourent la place Guy d’Arezzo.

Aussi, au cœur du roman, avec ces aras pour seuls spectateurs, se dessine la fresque d’une véritable histoire des mœurs bruxelloises. D’ailleurs, l’intérêt principal de l’ouvrage tient dans la peinture, précise et bien choisie, de ces personnages, qui évoluent en alternance, en se croisant, le temps d’une réception ou sur le pas d’un magasin de fleurs, voire dans un bar tamisé de Molenbeek-Saint-Jean.  Des personnages aux multiples professions, parfois sophistiqués et stéréotypés. S’y retrouvent ainsi l’écrivain célèbre, le politicien fortuné à qui on promet le poste de premier ministre, la fleuriste amoureuse, la concierge bavarde, ou encore le prof de philo homosexuel. Certains portraits ne sont pas non plus sans rappeler quelques grandes figures politiciennes françaises et leur chute fracassante et médiatisée : « Elle vit la grande porte de l’hôtel particulier s’ouvrir et des policiers en jaillir avec Zachary Bidermann. Diane crut être la victime d’une hallucination ; le fier, le hautain Zachary Bidermann, encadré par quatre gardiens de la paix, ressemblait à un suspect emmené en garde à vue. Il roulait des yeux indignés et suivait le rythme de ceux qui le guidaient. Enfin, on lui appuya sur la tête avant de l’enfermer dans une des voitures blanches aux gyrophares bleus aveuglants. »

Ce petit clin d’œil audacieux et quelque peu facile à « l’affaire DSK » n’entame pourtant en rien la qualité de ce roman, qui s’avère réussi malgré la difficile contrainte de départ : décrire les « comportements amoureux de notre temps », au départ d’une lettre anonyme. Si le rapprochement est peut-être lui aussi, facile, on ne peut s’empêcher de voir dans la démarche d’Éric-Emmanuel Schmitt les mêmes jeux littéraires que l’on a pu découvrir chez des auteurs comme Georges Perec, par exemple, et sa Vie mode d’emploi — certes dans une autre finalité et sur un autre ton, mais Schmitt assume un bel héritage : celui d’aimer jouer avec les mots et le quotidien pour offrir une histoire qui a le mérite d’en être une.

Primaëlle Vertenoeil


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°178 (2013)