Coup de projecteur sur Les cités obscures : entretien avec Benoît Peeters et François Schuiten

L’aventure des Cités obscures que le dessinateur François Schuiten et le scénariste Benoît Peeters fraient depuis le début des années 1980 a apporté un souffle radicalement neuf dans le paysage de la bande dessinée. Rejouant indéfiniment la création du cosmos, l’invention d’univers parallèles, la mise en scène de mondes obscurs livrent des récits cosmogoniques qui se singularisent par leur ouverture à une pluralité d’interprétations (initiatique, spirituelle, fantastique…). Les murailles de Samaris, La fièvre d’Urbicande,  L’archiviste, La tour, La route d’Armilia, Brüsel, Mary la penchée, L’ombre d’un homme, La frontière invisible, La théorie du grain de sable, Souvenirs de l’éternel présent… et bien d’autres albums forment un édifice en perpétuelle construction. Aventure proprement inouïe dans le champ du neuvième art, Les cités obscures interrogent les passages entre les mondes, ouvrent les portes des univers invisibles, des réalités obscures, comme l’ont fait Jules Verne, Novalis.

Traversée onirique, voyage dans le temps, dans l’espace, dans les plis du psychisme, vacillement du réel sous l’apparition de phénomènes inexpliqués… l’odyssée graphique et textuelle des Cités croise envolées métaphysiques et dimension fantastique. Samaris, Blossfeldtstad, Mylos, Urbicande, Xhystos, Brüsel, Pâhry, Orsenna, lac Nemo, le mont Analogue, la mer des Adieux, la mer des Silences… la magie des noms de lieu ravive les ombres de Julien Gracq, de René Daumal, de Jules Verne… Traçant une géo-histoire, chacune des cités se développe selon un rythme, une pulsation organique qui lui est propre, évoluant de la naissance à la ruine, de l’explosion technologique au chaos, sur le fil d’un équilibre fragile — souvent rompu — entre sapience et démesure, entre harmonie et prométhéisme aux effets catastrophiques, entre esprit d’ordre, de maitrise et bouillonnement des formes de vie. Comme l’écrit Tristan Garcia dans le texte « Que sont les Cités obscures ? », « ce que nous appelons la grande Forme et la grande Règle se trouvent sans cesse débordées, transgressées par la Vie — c’est au fond la seule histoire que raconte inlassablement chaque volume des Cités obscures ». À l’occasion de la parution chez Casterman de l’intégrale, en quatre tomes, des Cités obscures, nous nous sommes entretenue avec les créateurs, bâtisseurs de mondes dont ils sont les passeurs, Benoît Peeters et François Schuiten.

Benoit Peeters

Benoit Peeters

Quelles sont les premières pierres, les briques de base sur lesquelles repose l’édifice tout à la fois esthétique, narratif, conceptuel, allégorique des Cités obscures ? Peut-on parler d’une création qui relève d’une politique de l’amitié (au sens de Derrida) ?

Benoît Peeters : L’amitié, en tout cas, a depuis toujours été au cœur de notre travail. Le plus important‚ à nos yeux‚ c’est d’arriver à un résultat qui nous corresponde vraiment à tous les deux. Nous avons essayé de nous rapprocher de l’heureux état d’auteur complet, qui reste à nos yeux l’idéal en bande dessinée. Nous multiplions donc les échanges, à toutes les étapes : il faut d’abord que le germe, le concept initial, nous séduise autant l’un que l’autre, il faut surtout qu’il nous paraisse aussi riche de potentiel graphique que de possibilités narratives. On s’en rend compte très vite : la « bonne idée », c’est celle qui ne cesse de rebondir entre nous. Elle peut s’énoncer de manière très simple comme le trompe-l’œil des Murailles de Samaris, la croissance du réseau de La fièvre d’Urbicande ou l’inclinaison de Mary dans L’enfant penchée. Elle peut être plus diffuse, comme dans Brüsel ou La théorie du grain de sable. Mais il faut vraiment qu’elle s’impose à François comme à moi.

Une autre source, c’est bien sûr l’architecture. Nous sommes l’un et l’autre des enfants des villes. Bruxelles nous a marqués tous les deux par sa folie des travaux, son chaos, mais aussi par la forte présence de l’Art nouveau et les mystères du Palais de Justice. Paris a été également essentiel. Mais nous avons beaucoup voyagé et bien d’autres villes nous ont impressionnés, de Berlin à Beyrouth, de Brasilia à Shanghai. Ces villes, nous les avons radicalisées pour en faire le cadre de nos fictions. C’est une des chances qu’offre la bande dessinée : ne pas brider l’imaginaire.

L’originalité, la signature des mondes que vous mettez en récit, des cités que vous donnez à arpenter vient notamment de la perception des villes comme corps vivants, comme organismes à la fois monstrueux, incontrôlables, tentaculaires et fascinants. Dans les narrations que vous déployez, avez-vous le souci d’articuler les relations entre les corps humains et les corps architecturaux dans lesquels ils s’inscrivent ? D’interroger les rapports (de domination, d’harmonie, de conflit…) entre les personnages et leur environnement urbain ?

François Schuiten : Ça me fait plaisir que vous me posiez cette question, que vous entriez dans les Cités obscures sans vous contenter du rapport à l’architecture. On a trop souvent réduit notre travail à cet aspect. L’architecture, c’est un peu l’arbre qui cache la forêt.

Ce qui m’intéresse, ce sont les rapports entre les corps, le corps de la ville, le corps de l’espace, le corps humain. L’architecture est un outil qui permet de questionner le rapport au système, les relations à l’environnement. C’est une façon de donner à voir la machine, le système qui nous entoure. Je suis toujours un peu déçu quand on me renvoie à l’architecture. Ce qui m’importe, c’est de saisir les signes, les tensions. Pour moi, il n’y a pas de différence entre corps et décor. Je dirais que le corps et l’espace sont une même matière. Je suis également très attentif au vide, au contre-espace qui m’intéressent beaucoup. Je passe du temps à composer les planches, les dessins afin de créer des champs de  tensions, des rapports d’échelle, des directions. J’envisage la composition comme un outil dramaturgique.

La bande dessinée, c’est avant tout le lieu du signe, un lieu formidable pour le signe. Il y a peu de sens à comparer la bande dessinée au cinéma, car là où le cinéma ne connaît qu’un seul temps, celui que le réalisateur impose au spectateur, dans la bande dessinée, c’est le lecteur qui produit sa propre temporalité. Le temps de la bande dessinée est celui du lecteur. Le temps du cinéma est celui du réalisateur. Dans la bande dessinée, diriger le regard est essentiel. Chaque lecteur ayant son propre temps, il peut y avoir des lectures rapides — ce qui ne me dérange pas —, comme il y a des lecteurs qui reviennent sur des détails, s’y attardent.

François Schuiten

François Schuiten

Villes pétries de fantastique, machines, nappes d’onirisme, phénomènes surnaturels, jeu de références, de citations, d’intertextualités, explorations d’autres médias, croisement de la BD et du roman photo… Comment s’opère l’alliance entre vos deux imaginaires ? Quelle est la place de l’inconscient individuel et collectif dans votre travail ?

B.P. : C’est une vraie question, mais je crains que nous ne soyons pas les mieux placés pour y répondre… La place de l’inconscient dans les œuvres en collaboration est un phénomène très mystérieux que j’avais essayé d’analyser avec mon ami Michel Lafon dans le livre Nous est un autre. Enquête sur les duos d’écrivains (paru chez Flammarion en 2006).

Quand un écrivain écrit un texte, quand un peintre peint un tableau, il y a, par-delà le programme qu’il s’est donné, un immense travail inconscient qui s’accomplit pendant tout le processus de réalisation : l’œuvre ne cesse de se réinventer entre soi et soi. Dans le cas d’une collaboration, même très étroite comme celle que nous avons, ce processus joue de manière un peu différente. Quelle que soit la proximité, il y a des éléments qui se matérialisent chez l’autre sur un autre mode. L’exemple le plus frappant concerne la sexualité et l’érotisme : on peut évoquer le désir ou l’intensité d’une scène amoureuse, ce n’est pas pour autant que l’autre la ressent de la même façon que vous. De même, pour tout ce qui concerne la gestuelle et les mimiques, la relation entre une phrase prononcée et l’expression du visage qui l’accompagne – ce qui au cinéma relèverait du jeu d’acteur –, on est dans quelque chose de très intime. Quelle que soit la manière dont on décrit une scène ou une attitude, aussi précis que puisse être le scénario, à un moment les choses vont passer par la main et la sensibilité de l’autre. C’est la trace de son corps, de sa relation au monde, de sa relation aux autres.

Tout en célébrant les puissances de l’imaginaire, Les cités obscures ne cessent de questionner le monde actuel – la démiurgie prométhéenne, la crise écologique, les régimes totalitaires… – en portant le regard sur des points insoupçonnés, peu visibles. L’imaginaire en roue libre permet-il, par le détour d’une fantaisie infinie, d’ausculter les points de crise du contemporain ?

F.S. : De toute façon, je ne vois pas l’intérêt  de faire un récit qui n’interroge pas le monde d’aujourd’hui, qui ne soit pas ouvert sur les problèmes du monde. Chaque album des Cités obscures dialogue avec l’époque d’une façon souterraine, interroge le monde sous un angle qui est intuitif, spontané, et jamais sous un angle moral. Nous tentons de faire sortir quelque chose qui nous hante, un point de mystère, un élément inexpliqué autour duquel tourne l’histoire. Nous nous penchons sur des phénomènes qu’on ne perçoit pas habituellement. Ce qui nous questionne, ce que l’on ressent du monde traverse nos livres.

Ce que j’adore dans un récit, c’est qu’au moment où j’achève de le dessiner, il m’interroge toujours autant. J’aime quand je ne domine plus la création. Benoît Peeters, qu’on situe plutôt du côté de l’analyse, qui a une réputation de théoricien, participe pleinement à cet aspect. Il doit y avoir comme une bicéphalité chez lui. Lorsque nous travaillons, je fais appel à l’enfant qu’il était, je convoque les enfants que nous étions. Il s’agit de récupérer chez lui le copain d’enfance ; nous sommes alors sur un même terrain, celui de la récréation. Nous nous sommes connus alors que nous étions enfants. Il faut garder une âme d’enfant pour faire de la bande dessinée. Ce ne doit pas être artificiel, mais spontané. On ne peut pas mettre que du savoir-faire. Il faut y mettre du jeu, partir en escapade. L’enfant ne réfléchit pas, il a simplement envie de voir ce que ça donne. L’énergie fondamentale est une énergie juvénile.

B.P. : Notre travail commun se développe depuis bientôt quarante ans. Entre le moment où nous avons esquissé Les murailles de Samaris et maintenant, le monde a été bouleversé de multiples manières, mais nous aussi nous avons changé, très profondément, en tant qu’auteurs et en tant que personnes. Nos propres vies ont beaucoup changé, nos thématiques ont naturellement évolué, ainsi que nos références. L’univers d’un auteur se nourrit de son environnement, sinon les fictions se dessèchent et deviennent arbitraires.

Dans nos premiers albums, l’un des thèmes sous-jacents est la critique de l’utopie moderniste. Nous avons utilisé les signes de la modernité tels qu’ils avaient été rêvés, dans les romans de Jules Verne ou les projets des futuristes italiens et de Le Corbusier, mais en les revisitant avec une certaine distance. Il ne s’agissait plus de proposer une ville idéale, un avenir radieux. Nous nous placions d’emblée dans une forme de désenchantement. Dans ces histoires, les urbanistes et les politiciens sont dépassés par les événements, les maquettes de villes futures sont piétinées avant même d’avoir servi… Aujourd’hui, nous ne pourrions plus traiter ces thématiques de la même manière. Le monde actuel nous semble plutôt en panne d’utopie, et nos albums récents tentent d’ouvrir à nouveau quelques « portes du possible ».

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Extrait de « La fièvre d’Urbicande » ©Casterman

La croissance de votre œuvre suit-elle les lois du développement végétal ? À la fois programmée et soumise à l’aléatoire ? Votre collaboration reflète-elle un des thèmes que vous développez, à savoir l’apparition de phénomènes inexpliqués, étranges sur lesquels vient se briser la volonté rationnelle ?

B.P. : Le monde des cités obscures a grandi de manière très spontanée, sans obéir à un plan d’ensemble. C’est un processus aussi vivant que possible, sans doute proche d’une croissance végétale avec tout ce qu’elle a d’imprévisible. Nous sommes passés d’une ville à l’autre, d’une époque à l’autre, au gré de nos envies. Nous avons toujours accepté les hasards‚ les accidents, les rencontres.

Nous n’avons jamais conçu cette série comme une totalité destinée à se boucler, mais comme un ensemble ouvert, en perpétuel déséquilibre. Le monde des cités obscures est à la fois en construction et en déconstruction. L’avantage pour le lecteur, c’est qu’il peut entrer dans la série par n’importe quel album : La tour est un point de départ possible, mais L’archiviste tout autant. On pourrait ajouter autant d’albums qu’on veut, de toute façon il n’y aurait jamais de totalité absolument stable des cités obscures, et moins encore de conclusion d’ensemble.

Avec les quatre livres de l’intégrale, quelque chose vient assurément de s’achever. Et pourtant l’avenir reste ouvert. Nous avons toujours envie de travailler ensemble, mais nous ne savons pas du tout dans quelles directions notre collaboration nous emmènera.

F.S. : Une des choses qui m’agace, c’est lorsque qu’on me pose la question « quel est le message ? », « quel message voulez-vous faire passer ? ». Je suis catastrophé lorsqu’on réduit l’œuvre à la question du message.

Donc, oui, on peut parler d’une métaphore végétale, situer la collaboration, l’exploration du côté végétal. C’est un travail, une construction par rhizome, par greffe, par capillarité. On tente d’organiser ce qui partait dans tous les sens, mais l’organisation vient dans un second temps. J’ai horreur de dominer le processus. Il n’y a pas d’idée préfabriquée mais une idée qui s’impose. C’est le récit lui-même qui amène le hasard. La jubilation se produit lorsque le récit s’impose de lui-même, lorsque sa logique prend le dessus et que vous n’êtes que le dépositaire de ce que vous racontez. Le dessinateur travaille avec l’inconscient, avec l’accident qu’il intègre dans une architecture plus sophistiquée. Comment garder la vie, comment préserver l’imprévisible quand le travail de création s’étale souvent sur plus de deux ans ?

Beaucoup d’artistes, d’écrivains ont évoqué ce phénomène d’une logique propre du récit mais ici je parle du dessin. C’est un jeu à haut risque qui implique d’accepter cette part qui nous transporte ailleurs. Un processus arrive alors qu’on ne le prédisait pas. Les auteurs qui me touchent sont ceux qui écoutent ces signes, qui se caractérisent par une perméabilité à l’imprévisible, à l’accident. Ce n’est pas gagné. La dimension du jeu échappe au contrôle. On ne peut pas savoir à l’avance ce que cela va donner.

Véronique Bergen


Article paru dans Le Carnet et les Instants n° 203 (2019)