André SEMPOUX, Torquato

Le temps d’un autre temps

André SEMPOUXTorquato, Luce Wilquin, 2012

Peut-on, à notre époque, se prendre de passion pour un écrivain italien du 16e siècle, au point d’entreprendre sur ses traces un pèlerinage minutieux dont chaque semaine correspondra à une année de sa vie ? Telle est l’improbable aventure où se lance le héros de cet émouvant et bref roman, dont paraît aujourd’hui une version définitive. Veuf, poussé à la retraite vers la soixantaine, libre de toute attache, riche de ce temps soudain disponible, il veut revivre par l’imagination et l’intuition la vie intérieure du
Tasse, « comprendre la vérité de sa mélancolie », après quoi il se suicidera le jour anniversaire de son décès en 1595.

L’engouement du héros pour ce lointain disparu, même s’il s’agit d’un écrivain de génie,
n’est qu’apparemment clair. Sa compagne morte d’un cancer, sans enfant, sa carrière brisée, peutêtre veut-il prendre sa revanche en rejoignant fantasmatiquement « l’ami d’un autre temps », désormais son ultime lien au monde. Peut-être au contraire conçoit-il le suicide, quand il aura épuisé le sens de sa vie, comme une façon de devancer et de narguer « l’immanquable échec de la fin »… Le récit du voyage va peu à peu nous éclairer : des biographies officielles du Tasse – qu’il désigne familièrement du prénom Torquato –, le narrateur retient de préférence ce qui le touche personnellement, mettant ainsi au jour sa propre histoire. Et d’abord ceci : le père de Torquato fut un homme égoïste, plus occupé de lui-même que de son épouse et de sa fille. Ainsi, dans les œuvres du Tasse, la femme est-elle la victime toute désignée de l’homme : tuée accidentellement par son mari, délaissée ou abandonnée par celui qu’elle aime, tuée par celui qui l’aime… Autant de métaphores du pouvoir masculin qui
est à cette époque le pouvoir tout court, et pour lequel Torquato éprouvait une « haine » générale – selon le héros, qui accumule les anecdotes sur le despotisme et la cruauté des « maîtres du monde ».

Le comportement de Torquato à l’égard du Pouvoir fut cependant équivoque, comme le
rappellent d’autres passages du récit. Certes, il a subi la tyrannie des princes dont il était courtisan. Certes, il fut emprisonné sept ans pour avoir trop parlé. Mais enfin, il recherchait la protection des puissants, quémandait leur reconnaissance comme poète, excellait en protocole et en divertissements mondains, se montrant ingrat et instable à plusieurs occasions. En somme, il était surtout « incapable d’exister sans qu’on l’aime et l’admire », disposition dont on sait qu’elle mène inéluctablement à la souffrance et à la frustration. Visiblement, le héros affectionne Torquato dans la mesure où il l’interprète, soulignant à l’envi les analogies qui confortent le caractère spéculaire de leur relation. Leur rencontre hallucinée, devant le sanctuaire de Lorette, va toutefois briser le miroir : le fantôme du Tasse, agacé, éconduit sèchement son admirateur. Loin de verser dans l’amertume, celui-ci s’en trouve paradoxalement soulagé. L’on comprend alors qu’il s’était leurré sur le sens véritable de sa recherche. Le sensible, inquiet et mélancolique Torquato ne fut pour lui qu’une passion transitionnelle et cathartique, qui lui a permis
d’outrepasser la posture victimaire, d’accomplir enfin le travail du deuil, c’est-à-dire d’accéder à la véritable liberté. La vive sensibilité du héros à la beauté des paysages et des saisons, à la féminité, à l’art n’y est pas pour rien : la part de la vie, au vrai, n’a pas cessé d’accompagner le voyageur dans sa traversée de cet « autre temps » qu’est le royaume des morts.

Daniel Laroche


Article paru dans Le Carnet et les Instants n° 172 (2012)