En subtile connivence
Elisabeth IVANOVSKY, Conversation avec Serge Meurant, Tandem, 2001
Serge MEURANT, Le monde abîmé, Taillis Pré, 2001
Elle, c’est Elisabeth Ivanovsky, artiste talentueuse, surtout connue pour ses illustrations de livres pour enfants, mais qu’on aurait tort de limiter à ce domaine même si elle y fit merveille. Lui, c’est le poète Serge Meurant, pour qui la table à dessin de sa mère cristallise depuis toujours l’image de la création, avec l’ordre calme et sûr des crayons, des godets de gouache et des boîtes d’aquarelle. Leur dialogue, par quelques après-midi de l’été dernier, respire le naturel confiant d’une conversation sensible, précise, jamais bavarde, entre deux êtres en résonance. De son enfance à Kichineff où elle est née en 1910, Elisabeth Ivanovsky garde des souvenirs qui sont déjà ceux d’une artiste : le doux balancement des ombres sur un mur, un ciel silencieux d’avant l’aube, le parfum de miel de certaines couleurs qu’on fabriquait alors en Russie…
Enfance heureuse, malgré la tourmente de la Révolution, tôt marquée par la passion du dessin et l’amour des livres qu’elle doit à son père. Dès dix ans, elle imaginerait d’en composer, en merveilleuse intelligence avec Valentin, son aîné de quatre ans : il écrivait des contes, inspirés d’Oscar Wilde, elle les recopiait et les illustrait dans de petits cahiers qu’elle cousait ensuite. Formée d’abord à l’École des Arts de Kichineff, à l’époque du constructivisme, elle resterait fidèle à sa leçon de rigueur : Même si tout cela s’est assoupi, je possède une exigence, une façon de camper les choses sur la page qui ont cet enseignement pour origine. Mais c’est à Bruxelles qu’elle viendrait se fixer, à vingt-deux ans, quand elle ne connaissait de la Belgique qu’une poignée d’écrivains traduits en russe : Elskamp, Rodenbach, Maeterlinck, Charles De Coster dont l’irremplaçable Ulenspiegel était populaire en Russie. A la Cambre, qui faisait figure de bateau-pilote, sous la direction d’Henry Van de Velde, elle suivait les cours d’illustration de Joris Minne et surtout ceux d’Herman Teirlinck dont elle n’a jamais oublié l’intelligence et la générosité. La rencontre avec Franz Hellens, qui faisait partie du jury de fin d’études, se révélerait décisive : frappé par son talent, il lui proposait d’illustrer certains de ses textes. Suivraient des ouvrages des romanciers flamands Stijn Streuvels ou Ernest Claes, comme du magicien de la langue française que fut Marcel Lecomte…
Si elle pratique la gravure, sur cuivre et sur bois, dessine des décors et costumes de théâtre, peint des portraits, c’est en tant qu’illustratrice d’histoires pour jeune public qu’Elisabeth Ivanovsky — qui a épousé le poète et folkloriste René Meurant, dont elle aura trois enfants — fera la plus éclatante percée. Inaugurée au début des années quarante avec la collection-miniature « Pomme d’api », sa carrière prend son plein essor après la guerre et nous vaudra quelque cinq cents volumes !… Souvent écrits par la célèbre Marcelle Vérité, dont la fantaisie et la spontanéité ne résisteront pas, hélas, aux contraintes du classicisme conventionnel qui avait alors les faveurs des inspecteurs et maîtres d’écoles, donc des éditeurs, et qui rogna parfois les ailes de notre illustratrice… Elle s’en console en cultivant avec ardeur la technique du monotype où se déploient la connaissance des couleurs et celle des papiers. C’est dans le dernier chapitre qu’Elisabeth Ivanovsky nous touche le plus profondément. Elle n’égrène plus des souvenirs, ne raconte plus : elle songe, médite à mi-voix pour approcher le cœur des choses. Ainsi le mystère que demeure, à ses yeux, l’image. Celui, non moins prenant, troublant, de la transformation des mots en images, inséparable de l’intimité de pensée entre l’auteur et l’artiste. Avec son frère Valentin autrefois, avec Franz Hellens, avec René Meurant, elle a goûté cette perfection de l’accord. En revanche, elle le dit haut et clair : la vraie peinture n’a rien à voir avec la parole, et celui qui a la vocation de peindre fait fausse route lorsqu’il entreprend de raconter avec ses pinceaux… Aujourd’hui, en cet âge qu’on dit grand, selon l’expression de son cher Franz Hellens, Elisabeth Ivanovsky n’a perdu ni la sûreté de sa main (elle s’en émerveille avec un bonheur juvénile) ni la grâce de l’invention, la joie, l’élan de créer. Ne découpait-elle pas récemment des papiers colorés en forme d’oiseaux nés de son imagination, réponse chatoyante, frémissante, aux tristesses de l’hiver ? Oiseaux de rêve mais secrètement vivants, qui traversent les saisons, survolent les pays, relient les tendresses, les images de jadis et du jour qui vient, toujours vibrant…
Francine Ghysen
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°121 (2002)