Portes et livres ouverts : les siestes littéraires

siestes littéraires

Une sieste littéraire – Photo : Michel Torrekens

De nombreux lieux présentent, font vivre et découvrir, l’oeuvre d’auteurs belges.
Des lieux essentiels qui mettent en scène le livre, le rendent vivant et sortent
le lecteur d’une lecture en solitaire. Tel est le pari que s’est lancé le Théâtre 140
avec la complicité d’Isabelle Wéry.

Entre théâtre et littérature existe un cousinage constant. Activité solitaire, la lecture se mue en dynamique collective et partagée quand elle migre vers le théâtre. Le Théâtre 140 a inscrit la littérature à son programme, avec la volonté de pointer les projecteurs sur celle de notre région : « Être auteur ou autrice en Belgique francophone ? Voilà un sujet qui me taraude depuis la saison dernière avec les différents événements et rencontres que nous consacrions à la littérature, écrit Astrid Van Impe, dans son éditorial programmatique de la saison 2019-2020. La graine était plantée et après la récolte voici la nouvelle semaison. J’ai proposé une carte blanche à Isabelle Wéry, autrice schaerbeekoise, comédienne et metteuse en scène. Elle sera notre artiste associée et a imaginé pour vous plusieurs rencontres originales. »

Le 140 est littérature

Convaincue que « la littérature et le théâtre ont des trucs à faire ensemble », Isabelle Wéry a imaginé quatre soirées à partir d’écritures contemporaines de Belgique et d’ailleurs, mixant scène, musique, livres, arts plastiques dans un joyeux mélange des genres et des styles. D’où l’intitulé de cette programmation : « Mille140pages/Les Livres Électriques ». Outre des ateliers d’écriture organisés dans le théâtre schaerbeekois ou… en appartements, elle a concocté pour le public une rencontre avec des lauréat.e.s de l’European Union Prize for Literature, pour des lectures de leur travail… en musique, un apéro-poésie Selfie de Chine, inspiré par plusieurs séjours vécus en Chine (avant l’épidémie de coronavirus !), l’adaptation pour la scène du 140 de Poney flottant, le dernier roman qu’elle a publié chez Onlit. Son éditeur, Pierre de Mûelenaere, et Yannick Franck, musiciens du groupe Orphan Swords, mêleront leur musique électronique aux spoken words d’Isabelle Wéry, ainsi qu’aux peintures monumentales de Marcel Berlanger, en une performance débridée en forme de livre pop-up.

Le Théâtre 140 ne s’est pas limité à ces propositions : en ouverture de saison, il a convié slameurs et slameuses belges autour de Laurence Vielle, Poétesse nationale 2016, et Mochélan, auteur et interprète de Nés poumon noir, à s’emparer du micro pour faire ʺclaquerʺ leurs textes en trois minutes chrono. Les poésies proposées étaient habillées par les improvisations de Monolithe Noir, musicien atypique. Pour la deuxième année consécutive fut proposé un Safari des auteurs et autrices dans le quartier Plasky conduit par Patrick Marven, alias Alexandre Dewez. Casque sur les oreilles, les participant.e.s ont pu s’amuser des interprétations du comédien, mais aussi entendre des écrivain.e.s lire des extraits de leur œuvre. Partenaire régulier de Passa Porta, Maison internationale des littératures, le Théâtre 140 a également accueilli la 3e Nuit des écrivains, présentée par Myriam Leroy et Pascal Claude. Il fut aussi le lieu d’accueil de la remise des prix littéraires de la Fédération Wallonie-Bruxelles en 2019. Sans oublier LA fameuse sieste littéraire avec des finalistes du prix Victor Rossel 2019.

C’est en France qu’Isabelle Wéry a découvert ce concept original : « Ma découverte des siestes sonores et littéraires, nous explique-t-elle, a eu lieu grâce à la compagnie de théâtre française SKBL qui m’a commandé l’écriture d’un texte, Le Bazar des organes, pour une sieste de ce type. Et j’y ai participé en tant qu’actrice également. Spectacle que nous avons joué dans toute la France depuis 2011. C’est un processus qui permet de prolonger la lecture solitaire d’un texte en expérience collective. Je pense qu’actuellement, les lecteurs sont attirés par ce genre d’événements qui prolongent la vie d’un livre au-delà de la lecture en solitaire. Pour l’auditeur-spectateur de siestes, le texte prend une dimension nouvelle et c’est l’occasion d’y découvrir d’autres images, d’autres sensations, grâce aussi à l’environnement vocal et musical. »

Une sieste ? Une vraie sieste ?

Un dimanche après-midi du mois de décembre 2019, nous arrivons au Théâtre 140. L’entrée dans la salle de spectacle est déjà une expérience. L’ambiance est feutrée. Une quarantaine de personnes avancent dans un demi silence. La scène, nue de tout décor, est couverte de tapis de sol et de plaids. Le dispositif est minimal : aux quatre coins de ce plateau d’une quinzaine de mètres sur quinze, quatre pupitres légèrement éclairés. Assis.e.s sur une chaise, les quatre intervenant.e.s attendent. Trois finalistes du prix Victor Rossel, la récompense littéraire la plus prestigieuse de Belgique francophone remise par le journal Le Soir, se sont déplacés pour la circonstance : l’initiatrice, Isabelle Wéry (Poney flottant, Onlit), Philippe Marczewski (Blues pour trois tombes et un fantôme, Inculte) et la lauréate de cette édition 2019 : Vinciane Moeschler (Trois incendies, Stock). Quant aux deux autres, Odile d’Oultremont (Baïkonour,  L’Observatoire) ainsi qu’Emmanuelle Pirotte (D’innombrables soleils, Le Cherche Midi), c’est l’actrice Gwen Berrou qui a prêté sa voix à leurs textes. Chaque participant.e s’installe confortablement, l’un en chien de fusil, l’autre un plaid plié soigneusement en oreiller. Certain.e.s se déchaussent. Et puis, peu à peu, alors que le public est allongé à même la scène, simplement couverte d’un rais de lumière orangée, la salle de spectacle est plongée dans une obscurité quasi absolue. Le visage diaphane et la chevelure lumineuse d’Isabelle Wéry flottent dans le noir. Sa voix, tout en retenue, commence : « Au début, dans le corps de ma mère, ça a dû être bien. J’aurais aimé garder quelques souvenirs conscients… Des sensations, des odeurs, des images. » Un texte intime, magnifiquement adapté à l’expérience particulière à laquelle nous sommes conviés, et qui va s’envoler pour nous entraîner dans une aventure insoupçonnée. En retrait, presque dissimulé, Boris Gronemberger accompagne la lecture à la guitare électrique. Sa musique, dépouillée et superbe, se fond avec la voix de la lectrice. Comédienne, Isabelle Wéry accorde sa voix à son texte et joue d’onomatopées mais aussi d’imitations du vent, comme une invitation à la lecture suivante qui nous emmène sur un bateau de pêche, le Baïkonour, en compagnie de Vladimir et d’une petite fille de 10 ans. Sur une musique planante, l’actrice Gwen Berrou prête sa voix à une scène de pêche et de vie sous-marine née de la plume d’Odile d’Oultremont.

Un voyage multidimensionnel

Nous continuons à nous laisser bercer par la voix chaude et feutrée de Philippe Marczewski qui nous promène dans sa ville de Liège, le long de la Meuse, sous une humidité grise et sombre. Friches industrielles, noms d’usines, anciens corons, zones abandonnées forment peu à peu un paysage intérieur. « Tout était possible à cet endroit », précise le narrateur. Sur cette toile de fond, surgissent un rémouleur, une famille polonaise, des fusillés, martyrs sacrifiés, tout un monde de fantômes que Philippe Marczewski réhabilite avec émotion dans l’obscurité du 140.

Avec Vinciane Moeschler, la lauréate 2019, le voyage se poursuit dans un univers radicalement différent pour un face-à-face entre une journaliste trentenaire et un phalangiste au cœur de Beyrouth balafrée par les bombes. Le silence quasi absolu dans lequel sont immergé.e.s les siesteurs et les siesteuses amplifie cet écho de la fureur du monde, de la fureur des hommes en temps de guerre.

Ce tour d’horizon se termine par un saut dans l’espace et dans le temps en Angleterre élisabéthaine. Gwen Berrou, à la suite d’Emmanuelle Pirotte, plonge dans l’intimité amoureuse du poète et dramaturge Christopher Marlowe, passionnément attiré par une femme comme il le fut par son mari. Étrangement, on n’entend pas les bruits de la ville et on en oublie le Bruxelles d’aujourd’hui où nous vivons cette expérience immersive et magique.

Au bout d’une bonne heure littéraire et acoustique, hors du temps, confortablement allongé sur la scène dans une lumière tamisée, le public s’anime lentement. Quelques murmures ponctuent la fin des lectures. Les un.e.s s’étirent, d’autres remettent déjà leurs chaussures, la plupart sortent en silence comme si l’expérience se poursuivait… Avant de nous arracher à cette bulle inspirante et de retrouver le brouhaha du quotidien, nous demandons à Isabelle Wéry, manifestement ravie par le moment partagé, ce que cette initiative lui apporte comme autrice et comme comédienne : « Personnellement, j’adore que l’on me raconte des histoires dans cette configuration-là, le corps couché, les yeux fermés, et les sens auditifs qui s’intensifient, l’imagination s’exaltant, c’est une vraie expérience sensorielle. D’un point de vue artistique, moi qui mets aussi en scène des spectacles, c’est créer une forme minimaliste de spectacle qui n’impose pas d’images physiques mais qui parie sur le pouvoir d’imagination des auditeurs-spectateurs. L’imagination au zénith ! »

Michel Torrekens

En pratique

Théâtre 140
avenue Eugène Plasky, 140
1030 Schaerbeek
contact@le140.bewww.le140.be


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°206 (janvier 2021)