Un numéro tatoué sur l’avant-bras
Nathalie SKOWRONEK, Max, en apparence, Arléa, 2013, 236 p., 16 €
Un leitmotiv circule tout au long de Max, en apparence, le deuxième et passionnant roman de Nathalie Skowronek (Bruxelles, 1973) : une série de chiffres, tatoués à l’encre sur l’avant-bras de son grand-père Max, rescapé des camps de la mort, et dont l’auteur ne parvient plus à retrouver la combinaison, l’ordre implacable, le déroulement macabre. Les premières pages du livre conduisent une toute jeune fille au soleil de Marbella, en Espagne, où Max, fortune faite dans le commerce d’import-export de luxe, séjourne régulièrement avec sa troisième femme, Gitta, et quelques amis, souvent allemands. À deux cent cinquante kilomètres de là, se trouve la propriété d’un autre retraité, un certain Léon José de Ramirez Reina. Un nom d’emprunt, pour celui qui, condamné en Belgique par contumace, puis naturalisé espagnol, s’appelait Léon Degrelle, le chef du mouvement fasciste Rex, engagé volontaire sur le front de l’Est durant la guerre et dirigeant de la Légion Wallonie au sein de la Wehrmacht, puis de la Waffen-SS.
Les années passent, l’adolescente devient jeune femme, puis jeune mère, et Max, qui lui avait raconté, non sans réticences, une partie de sa vie à Auschwitz, décède d’un cancer. Nathalie Skowronek avait déjà démontré avec finesse, dans son premier roman, Karen et moi (Arléa, 2011), des qualités d’investigatrice et d’introspection, doublées d’un sens profond de l’empathie pour celle qui a métamorphosé sa vie, l’auteur de La ferme africaine, la romancière danoise Karen Blixen. La jeune auteure belge s’était alors lancée à sa suite dans l’écriture, comme un immense défi, pour donner un surcroît de sens à une existence qui la laissait insatisfaite. Elle que ses proches surnommaient autrefois Epinglette avait déjà livré dans Karen et moi quelques éléments perturbants de sa vie dans une famille juive décimée, où le traumatisme de la Shoah, le tabou, le silence, continuaient de peser et de faire leurs ravages.
Le numéro tatoué dont elle ne parvient plus à retrouver la combinaison devient alors pour Nathalie Skowronek davantage qu’un matricule : une raison d’écrire, pour mieux vivre, elle, en tant qu’être humain, petite-fille de déporté, lestée par les non-dits et les souffrances familiales. Et une raison de faire réapparaître, en tant qu’écrivain, les couches incertaines des secrets, les zones d’ombres qui ont entouré la vie de Max depuis sa sortie de la mine et du camp de Jawischowitz, dépendant d’Auschwitz.
Un personnage qui aurait plu à John le Carré, ce Max. Habile commerçant dans le Berlin de l’après-guerre, puis de la Guerre froide, il passait allègrement les checkpoints entre la RFA et la RDA, faisait régulièrement le tour du zoo chaque matin, pour entretenir sa forme, avec en poche une poignée de médicaments et une bourse de petits diamants, facilement négociables au cas où… Un séduisant personnage aussi, notamment auprès des femmes, il en épousa trois. La première, Paula, à vingt-quatre ans, ne revint jamais des camps. Il divorça de la deuxième, Rayele, épousée juste après la guerre, grand-mère de l’auteur, qui aspirait à une vie normalisée, ce qui était devenu impossible à Max. Elle et sa fille ne se remirent jamais de ce divorce qui était aussi, selon les coutumes juives, une répudiation, une déchéance autant sociale que personnelle. Et Max termina sa vie avec Gitta, un temps la petite coiffeuse berlinoise des stars, comme l’épouse du chancelier Willy Brandt ou la belle Romy Schneider.
Max, un homme d’affaires peut-être douteuses, également, qui circula de Seraing à Düsseldorf, Berlin ou Milan, avant Israël et l’Amérique du Sud, et qui entretenait un réseau de contacts, dans des cercles parfois huppés, où le commerce était aussi celui de l’information secrète : fut-il espion, pour quel camp, l’Est ou l’Ouest, et connaissait-il vraiment des détails sur la guerre du Kippour, en 1973, ou ce fait comme d’autres relèvent-ils d’une légende auto-entretenue ?
La quête de Nathalie Skowronek, menée à Liège, Malines, Berlin, Haïfa ou Tel-Aviv, étayée par des élément historiques fiables mais jamais trop appuyés, se transforme ainsi peu à peu en une traversée du dernier demi-siècle, où se croisent fille, sœur, frère, cousine, amis du disparu, références littéraires ou cinéma (Christa Wolf, Curzio Malaparte, Claude Lanzmann…) Une traversée littéraire qui, derrière le matricule oublié de Max, met à nouveau en lumière le talent d’écriture, singulier et sensible, parfois modianesque – c’est un compliment – de Nathalie Skowronek.
Alain Delaunois
Recension parue dans Le Carnet et les Instants n° 178 (2013)