L’art de vivre et d’écrire selon Jacqueline Harpman
Joëlle SMETS, Jacqueline Harpman. Entretiens, Luce Pire, 2012
Jusqu’à aujourd’hui, pour approfondir la connaissance de l’œuvre de Jacqueline Harpman et de ses processus de création, nous disposions, entre autres, du très beau livre de Jeannine Paque, Dieu, Freud et moi : les plaisirs de l’écriture (Éditions Luce Wilquin, 2003) et du recueil Écriture et psychanalyse (Mardaga, 2011). À ces deux volumes, il faut maintenant ajouter les entretiens réalisés par Joëlle Smets, journaliste au Soir Magazine en 2007. Entourés par une préface de Jeannine Paque et une postface de Joëlle Smets elle-même, ces entretiens ont été retravaillés pour former un ensemble à la fois chronologique et thématique.
Les deux parleuses commencent leur dialogue avec l’enfance au Maroc, les années d’école, les premières amours avec « les garçons qu’il ne fallait pas », elles abordent ensuite les études de médecine abandonnées, le mariage raté avec le cinéaste Émile Degelin, les premières publications à la fin des années cinquante (dont Brève Arcadie, prix Rossel 1959), la rencontre lors d’un après-midi volley-ball avec Pierre Puttemans, le second mari tant aimé, le retour aux études (psychologie cette fois), le métier d’analyste, les psychanalyses, …, la nouvelle carrière littéraire saluée par le prix Médicis pour Orlanda, la révolte contre la mort et le rêve d’éternité. De cela, on retient moins les anecdotes racontées avec art que les thématiques fortes qui s’en dégagent. Dans le désordre : l’amour, la séduction, la maternité, le bonheur, la littérature, l’écriture, etc. Tout en restant fidèle à sa pudeur et à sa discrétion légendaire, Jacqueline Harpman livre énormément de sa conception de la vie et de la création, accessible à chacun (le talent est une autre histoire).
La vie de Jacqueline Harpman, à l’image de toute vie, est un long parcours semé de batailles, de tristesses, d’erreurs, d’amours ratées, d’inhibitions à combattre. Une quête du bonheur. Qu’elle avoue avoir cherché vaillamment et trouvé, notamment grâce à sa relation avec Pierre Puttemans, à ses deux analyses et à l’échappée belle qu’a été la littérature – lecture et écriture. « Globalement je peux dire que j’ai été et que je suis très heureuse. » Si Jacqueline Harpman n’est pas complaisante avec elle-même, elle ne l’est pas non plus avec les autres. Elle n’éprouve aucune sympathie pour les femmes qui ne se battent pas pour sortir de leur condition, aucune indulgence pour ceux qui « se laissent manger par leur malheur ». Elle incrimine volontiers l’envie d’être aimé, comme source de malheurs à tarir. Ceux qui meurent de froid, de faim, de la guerre… ne sont bien évidemment pas cible de son dédain.
Si la psychanalyse et la littérature font autant partie de la vie de Jacqueline Harpman, c’est qu’elles sont étroitement liées au verbe, au langage articulé qui structure la pensée, une autre de ses passions. Paniquée face au non-dit, elle peut attraper de grandes peurs devant les pleurs d’un bébé. Elle a besoin de discuter, de se disputer même. Elle raconte ses joutes épiques avec Pierre Puttemans, à propos, entre autres, de la littérature et de l’éducation de leurs filles. Pour elle, « la dispute n’est jamais qu’une discussion qui va plus loin ». Une discussion nécessaire pour ne rien laisser en suspens. Son amour de la langue est aussi, on le sait, celui de la belle langue. En puriste revendiquée, les fautes de grammaire l’horripilent, l’influence de l’anglais et de l’école la désolent : « Quand elles [mes filles] sont entrées à l’école primaire, elles ne faisaient pas de faute de français, elles ont appris à en faire à l’école. » D’ailleurs si, à quelques exceptions près (dont Laurent de Graeve), elle dédaigne la littérature contemporaine, c’est à cause du mauvais traitement qu’elle ferait subir à la langue française. On peut penser ce que l’on voudra du purisme de Jacqueline Harpman, il n’entrave en rien sa libre et fière pensée, sa belle et haute considération de l’être humain.
Michel Zumkir
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°173 (2012)