À nonante-quatre ans, Henri Vernes, le père de Bob Morane, publie ses mémoires. De son enfance à Tournai aux années où il fit le succès des éditions Marabout, en passant par les pérégrinations de sa jeunesse, ses souvenirs de guerre, ses amours, ses amitiés et ses inimitiés, il égrène les souvenirs d’une vie bien remplie, rend des hommages émus et règle quelques comptes. Mais le plus surprenant, c’est d’apercevoir que, pour cet amateur de livres rares et d’art contemporain, Bob Morane semble avoir assez peu compté, en dehors du fait de lui avoir permis de vivre dans l’aisance…
Tournai, la « ville aux six tours », à la fin de la guerre 14-18. C’est là que vient au monde Charles-Henri Dewisme, plus connu sous le pseudonyme d’Henri Vernes. « Sans mon merveilleux grand-père, ma merveilleuse grand-mère, j’aurais été un orphelin. Un orphelin dont les parents n’étaient pas morts. Ils s’étaient vite séparés, chacun de son côté, chacun indifférent à l’existence de l’autre, car leur union n’avait été le fait que d’un hasard aberrant » (p. 20).
Une existence qui aurait pu commencer dans le drame, mais dont le premier intéressé considère que ce début fut plutôt une chance. N’est-ce pas, en effet, parce que ses grands-parents, auxquels il fut confié très jeune, lui donnèrent une éducation à la fois libre et bienveillante, que le créateur du légendaire Bob Morane ne semble jamais vraiment s’être embarrassé de la moindre convention ou du moindre conformisme ?
Comme un roman
Qu’on en juge : initié au sexe dès la prime adolescence par une jeune veuve, amie de sa mère, Charles-Henri interrompt ses études secondaires pour suivre à Canton une mère maquerelle à laquelle il sert un temps de secrétaire et d’amant, avant de l’abandonner pour filer en douce à Shanghai, encore sous domination française, mais gangrenée par la corruption et les mafias et menacée d’annexion brutale par les troupes nippones. Empêché de rejoindre un ami établi en Colombie, il tombe amoureux fou d’une jeune chinoise qu’il doit quitter sans espoir de retour, quand il s’aperçoit qu’il lui faut rentrer au pays avant l’invasion japonaise et reprendre, comme si de rien n’était, ses humanités interrompues.
Henri Vernes a à peine dix-huit ans et sa vie tient déjà du roman d’aventure. Tout sera à l’avenant dans l’existence de ce diable d’homme : les amours d’un soir ou d’une vie, les amitiés, les séparations irréparables, les rencontres les plus improbables, la fréquentation tantôt de milieux huppés, tantôt de personnages interlopes, une aventure avec une belle espionne travaillant pour les services secrets britanniques, des connaissances chez les Rexistes, mais la défense inconditionnelle des Juifs persécutés et une médaille de la Résistance. Et la vie qui fuit : tant de rencontres, tant de souvenirs, tant de destins croisés et à jamais éloignés, comme des météorites qui se frôlent dans le vide intersidéral.
Qui est-il donc cet Henri Vernes ? Et de tous ces Henri Vernes, quel est le vrai ? « All is true » disait Balzac au début du Père Goriot. Mais jusqu’où peut-on faire confiance à un romancier ? Même s’il a fait ses débuts dans la presse : n’est-ce pas le romancier qui déjà émerge sous le journaliste quand, de façon assez contestable sur le plan déontologique, Vernes considère que l’information doit surtout être vraisemblable, dût-elle le cas échéant être inventée.
Indices de crédibilité
Ne serait-on pas tenté, devant le récit d’une vie aussi incroyable, aussi mouvementée que la sienne, de se poser les questions que lui-même se posait quand il rencontrait Monsieur Ange, ce caïd de la mafia corse, pour une enquête sur le grand banditisme : « Il me conduisait dans des endroits réputés mal famés, me confiait des secrets qui étaient sans doute des secrets de Polichinelle et que j’interprétais à ma guise, me présentait à des gens censés être des caïds. Je n’ai jamais su si tout cela était vrai ou non, mais je me servais de ses tuyaux pour mes articles, qu’ils soient crevés ou non. Il me suffisait de mettre de la graisse autour. La réalité, je dirais presque la vérité, n’avait rien à y faire » (p. 360).
Autre question, sérieuse elle aussi : ne pourrait-on pas, comme le fait Jean-Baptiste Baronian dans sa préface, évoquer ce que disait Simenon à propos des mémoires de gens célèbres : « Au fond, les mémoires sont de faux portraits de soi tels qu’on veut les laisser à la postérité » (p. 9) ?
Henri Vernes reste toujours un excellent conteur et ses mémoires ont un style qui coule de source. Il excelle à présenter son existence comme un roman. Néanmoins, plusieurs choses plaident en faveur de sa sincérité et de sa crédibilité. D’une part, son souci permanent des autres qui fait de ses mémoires une succession d’hommages, souvent pleins d’émotion et d’amitié, à celles et ceux qui ont compté dans sa vie ; de l’autre, l’importance qu’il accorde à ses souvenirs de guerre, à ses sympathies comme à ses détestations, à ses gestes de bravoure comme à certaines de ses attitudes plus ambigües. Autre aspect de sa crédibilité : sa franchise. Un franc-parler évident qui lui fait fuir la langue de bois et se traduit souvent par des jugements assassins. Au même titre que pas mal de gens moins connus que lui, Hergé n’échappe pas à une exécution en règle : collaborateur de l’occupant et piètre dessinateur au succès absolument disproportionné.
Les années Marabout
Et la littérature dans tout ça ? Elle est bien présente, mais n’occupe pas la place centrale. Dès l’enfance, Vernes a été un grand lecteur, notamment des romans d’aventure américains, ainsi qu’un cinéphile. Plus tard, il devient un bibliophile assidu, toujours à l’affût d’une édition rare. À telles enseignes qu’il en fera un temps une activité spéculative, achetant des livres à Paris et les revendant moyennant bénéfice à Bruxelles.
Mais le plus étonnant sans doute, c’est qu’au sein de ces mémoires de près de 500 pages, très peu sont consacrées à la période des Bob Morane, ce héros qui lui a apporté à la fois la célébrité et l’aisance financière. « Au début, Bob Morane n’était pour moi qu’un travail alimentaire, en tous points passager, et ça l’est resté dans une certaine mesure » (p. 458), tranche l’écrivain, qui semble accorder très peu d’importance à cette époque de sa vie, d’autant plus qu’il devait à tout moment se battre contre André Gérard, le fondateur de la maison Marabout, qu’il présente comme un grigou sans envergure, essentiellement occupé à plumer ses auteurs en leur dissimulant leurs véritables tirages.
« Les tirages, sans compter le piratage d’André Gérard, étaient fabuleux. Bob Morane était devenu la locomotive exclusive de Marabout. Au point même, que, quand on parlait de l’un, on pensait à l’autre (…) Je gagnais pas mal d’argent. Même si André Gérard m’en volait encore plus » (p. 460-461). Jugement sans appel qui n’empêche pas Vernes d’admettre du bout des lèvres que l’époque Marabout, c’était quand même « le bon temps », même si ses plus grands regrets restent la perte de Mado, sa compagne et de Dinah, sa chienne. C’est à ses deux seuls véritables « amours », ainsi qu’à ses grands-parents, que son livre est dédié.
René Begon
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°172 (2012)