Écrivain protéiforme – on lui doit romans, récits, bandes dessinées (avec son complice Jannin), sketches (eux aussi souvent co-écrits avec Jannin) et scénarios –, Stefan Liberski est aussi acteur et réalisateur pour la télévision et le cinéma. Son dernier film, Tokyo fiancée, sorti sur les écrans belges à l’automne 2014, est tiré du roman autobiographique d’Amélie Nothomb Ni d’Ève ni d’Adam (Albin Michel, 2007). Un film dont Liberski signe aussi le scénario. Évidemment.
On le retrouve, un jour de novembre, dans un café ixellois, pour parler de Tokyo fiancée, de cinéma et de littérature.
Le Carnet et les Instants : Vous êtes écrivain, bédéiste, cinéaste, homme de télévision… Comment passez-vous de l’un à l’autre ?
Stefan Liberski : Je ne sais pas trop. Ce sont des activités qui pour moi se sont toujours enchaînées l’une à l’autre assez naturellement. Elles sont le résultat d’envies diverses mais elles sont aussi liées à des rencontres, des contextes, des occasions. Il y a quand même, je crois, quelque chose de commun à tout ce que je fais : l’écriture. Tout part de l’écriture. J’ai été copywriter pour gagner ma vie ; j’écris des romans, des petits essais ; j’ai écrit des centaines de sketches (on pourrait les croire improvisés, mais en réalité ils sont toujours très écrits) ; j’écris des scénarios, que ce soit moi qui les tourne ou pas, j’écris des bulles de BD… Tout part donc de l’écriture. Bien sûr je pourrais ne faire que ça mais je ne suis pas assez sage. Je n’arrive pas à rester assis à mon bureau et à écrire toute la sainte journée. J’ai toujours besoin de sortir, de faire autre chose. D’autant que j’aime faire des images et des sons, j’aime les acteurs, j’aime travailler avec eux et le travail en équipe en général. Je ne pourrais pas me passer de tout ça. Même si j’ai bien conscience qu’un danger toujours me guette : celui de la dispersion.
Vous avez, paradoxalement peut-être, commencé par le cinéma avant de passer à l’écriture.
Au départ, je voulais faire du cinéma. J’ai écrit quelques scénarios. Un jour, j’ai eu l’occasion de partir à Rome, sur le tournage de La Città delle donne. Liliana Betti, une amie que j’avais rencontrée à la Mostra de Venise, m’avait dit qu’il fallait absolument que je vienne voir un tournage de Fellini. J’ai vendu une petite affaire que j’avais à Bruxelles et je suis parti à Rome. J’y suis resté trois ans. Sur Wikipedia, il est indiqué que j’ai été l’assistant de Fellini. C’est une absurdité qui traîne d’article en article et que je n’arrive pas à corriger, ça m’énerve. L’assistant sur le tournage était Maurizio Mein, l’assistant de toujours de Fellini. Moi, j’étais, disons, un témoin privilégié. J’ai apporté des cafés, comme on dit. C’est fou ce qu’ils en buvaient, des cafés. Mais j’étais dans le cercle et j’apprenais beaucoup.
Votre travail de cinéaste influe-t-il sur votre manière d’écrire?
Il m’apparaît aujourd’hui que lorsqu’on écrit ou qu’on filme, quand on joue ou qu’on invente quoi que ce soit, il y a toujours ce moment où il faut être au plus près de son instinct. On ne peut se fier vraiment qu’à lui. Avant et après coup, on peut certes réfléchir, analyser, trouver mille bonnes raisons à ceci ou à cela, mais il y a toujours le moment de l’instinct – et il faut l’écouter, quitte d’ailleurs à ce qu’il remette tout en question. C’est l’instinct qui, au bout du compte, vous dicte où mettre la caméra au moment de filmer ou quelle valeur donner au plan. Je retrouve un peu ça dans l’écriture. Certains passages viennent d’un seul coup, dans la jubilation, et ils ne bougeront presque pas par la suite, alors que d’autres (plus nombreux hélas que les premiers dans mon cas) exigent beaucoup de sueur et d’efforts, mais ceux-là sont aussi une manière de rejoindre l’instinct de la phrase. Quand les mots se mettent à sonner juste, il n’y a que l’instinct musical qui peut vous le garantir.
Le travail de l’écriture passe-t-il alors par l’oralité ?
Quand j’écris, les dialogues me viennent assez facilement. C’est d’ailleurs généralement le travail qu’on me confie quand je travaille avec d’autres scénaristes. J’entends l’écriture comme on entend des voix. C’est le cas pour les textes que j’écris comme pour ceux que je lis. Lorsque je lis un texte que j’aime (un texte qui me parle), j’entends une voix. Même si je ne connais pas la voix de l’écrivain. Je ne connais pas la voix de Nabokov, par exemple, mais j’entends sa voix quand je lis ses livres. En revanche je connais bien celle de Yourcenar et je la retrouve quand je la lis. Et bien sûr la voix d’Amélie Nothomb. Impossible de ne pas entendre la voix d’Amélie quand je lis ses livres ! J’espère qu’à la lecture de mes textes, le lecteur entend aussi une voix.
Malgré la dimension auditive de votre écriture, certains de vos textes – G.S., écrivain tout simplement, notamment – paraissent inadaptables au cinéma.
Certains de mes livres sont adaptables, d’autres pas. Pour Le triomphe de Namur, par exemple, j’ai d’abord hésité entre un récit écrit et un scénario. C’est l’histoire d’un cinéaste. J’y vois même des procédés qui seraient intéressants à mettre en image. G.S., écrivain tout simplement, par contre, est très lié à l’écrit. Sa rhétorique est littéraire, elle ne s’image pas. Mais j’espère qu’il y a une voix qui l’énonce.
Votre dernier film, Tokyo fiancée, est l’adaptation d’un roman d’Amélie Nothomb. Comment est né le projet de ce film ?
En 2005, je suis allé au Japon pour tourner quelques séquences d’un autre film, Bunker Paradise. Le pays m’a énormément touché. Je me suis alors promis de revenir faire tout un film au Japon. J’avais des idées en tête, des brouillons. Puis en 2007 m’est arrivé Ni d’Ève ni d’Adam. C’était la coïncidence que j’attendais. Je trouvais l’histoire parfaite. C’était une histoire d’amour et je voulais une histoire d’amour. Mais il s’agit d’un amour très particulier qui se cherche entre fraternité, goût, exotisme et sensualité. L’histoire est d’une grande simplicité, droite comme un film d’Ozu. Et pourtant le sentiment qui est exposé là est, je crois, inhabituel. Il dévoile une sensualité ambiguë, le bonheur presque détaché d’une rencontre amoureuse. Amélie décrit dans ce livre quelque chose que je n’ai pas vu souvent traité en littérature (ou au cinéma) – et qui échappe en général aux commentaires (du moins m’a-t-il semblé). L’héroïne est moins dans la passion pour son fiancé japonais que dans l’hésitation et la question de ce que celui-ci représente. C’est elle qui se cherche à travers lui, il n’est qu’une occurrence de sa métamorphose. Au moment de cette histoire, elle devient écrivain et décide au fond d’une identité sexuelle. Le titre du roman renvoie d’ailleurs à cette hésitation. J’espère avoir gardé quelque chose de tout cela dans mon film. En outre, c’est un roman très drôle, assez atypique dans l’œuvre d’Amélie. Après l’avoir lu, j’ai tout de suite appelé Amélie pour lui faire part de mon envie d’adapter le livre. Pour mon plus grand bonheur, elle en fut enchantée. Le projet a ensuite mis du temps à se réaliser. Le montage financier a été difficile et puis il y a eu le tsunami, qui a retardé le tournage – mais qui a aussi porté le film dans une autre direction.
Qu’est-ce qui fait pour vous une bonne adaptation ?
C’est assez banal, mais je crois qu’il s’agit avant tout de rester fidèle à l’esprit du livre, plus qu’à sa lettre – de le trahir pour rester fidèle, en quelque sorte. Les premières moutures du scénario de Tokyo fiancée reprenaient le roman d’Amélie de manière littérale. Mais quand je me suis baladé au Japon avec le livre sous le bras pour aller visiter les lieux qu’il décrivait, je me suis rendu compte que ce que je voyais ne correspondait pas toujours avec ce que je lisais. Un exemple ? Amélie raconte qu’un soir Rinri fait un feu d’artifices dans un parc. Elle nomme précisément le parc : le Shirogane. J’ai vu le parc. Il est impossible d’y faire un feu d’artifices. Il est minuscule et il est fermé à 17h. Naïvement, j’étais d’abord un peu choqué. Puis j’ai ri de ma propre naïveté et je me suis dit que si Amélie avait évidemment le droit de prendre toutes les libertés, je pouvais moi aussi les prendre. Elle m’indiquait la voie, si vous voulez.
Votre film se termine par les mots « Tout ce que l’on aime devient une fiction », qui sont extraits d’un autre livre d’Amélie Nothomb, La nostalgie heureuse : les avez-vous repris pour signifier cette liberté que vous vous êtes accordée vis-à-vis du roman qui vous a inspiré ?
Exactement. Je connais bien Amélie. Nous sommes amis. J’ai eu peur d’abord de prendre trop de libertés avec son livre. Mais comme je vous l’ai dit, le fait de me promener au Japon avec son roman m’a libéré. « Amélie fait un livre, moi je fais un film » : voilà ce que je me suis dit. Au fur et à mesure des moutures du scénario, je me libérais de plus en plus. Et pourtant, je ne crois pas l’avoir jamais trahie. Je crois avoir gardé l’esprit. L’esprit d’Amélie.
Cette adaptation avait tout de l’entreprise périlleuse, puisqu’elle porte sur le roman autobiographique d’une auteure vivante et de surcroît très médiatisée. Il fallait imposer la figure de Pauline Étienne en Amélie Nothomb. Vous avez en outre choisi de situer l’histoire dans le Japon d’aujourd’hui, alors que le roman se passe dans les années ’80.
Ces choix-là eux aussi ont été très instinctifs. Pauline ne ressemble pas vraiment à Amélie, c’est vrai. Quoique je voie une certaine ressemblance entre elles quand Pauline s’habille en geisha. Je pense qu’elles feraient le même genre de geisha ! En tout cas de toutes les actrices que nous avons auditionnées, c’est Pauline Etienne qui, d’emblée, m’a semblé évidente. Encore une fois, j’ai essayé d’être fidèle à la fois à l’esprit du livre, mais aussi à ce qui me lie à Amélie. Avec les amis, on peut se permettre de pousser le bouchon un peu loin tout en sachant qu’il y a un fond d’acceptation. Et Amélie a accepté.
Si Tokyo fiancée dialogue forcément avec Ni d’Ève ni d’Adam, on y trouve aussi des références au film Hiroshima mon amour.
Oui, c’est un film emblématique, une histoire entre une Occidentale et un Japonais sur fond de bombe atomique. La bombe atomique n’est évidemment pas sans évoquer la catastrophe de Fukushima que j’ai intégrée dans mon film. Il y a des images d’archives dans Tokyo fiancée tout comme dans le film de Resnais. Dans le roman d’Amélie, Rinri lit des passages d’Hiroshima mon amour. Ça n’aurait pas bien tenu à l’écran. J’ai préféré intégrer autrement la référence à Hiroshima. Fukushima est une manière de faire écho à Hiroshima mon amour. Même si tout cela est dérisoire au regard de l’immense catastrophe de Fukushima, catastrophe qui dure encore et durera pour les siècles des siècles.
Pourtant, il y a une très belle scène de lecture dans le film, une lecture dans le bain.
Oui, c’est une lecture de Mishima. La scène est plus longue dans le roman et j’avais filmé beaucoup plus de cette lecture. Ce fut très raccourci dans le montage final, pour des raisons de rythme du film.
Mais la scène la plus remarquée de Tokyo fiancée est sans doute le moment où Pauline Étienne se met à chanter son amour du Japon sur l’air de J’aime la vie.
Dans le roman, il est dit qu’Amélie chante, danse et saute sur les canapés après sa première nuit d’amour. C’était aussi prévu dans le scénario. Au moment du tournage, je ne savais pas exactement ce que j’allais faire chanter au personnage. C’est Pauline Étienne qui, pour des raisons bien particulières (et intimes), adore cette chanson et elle m’a proposé de la chanter. On a alors très vite écrit de nouvelles paroles ensemble. Vous savez, il y a dans les livres d’Amélie des ruptures de ton que j’adore. À certains moments, elle peut vous ciseler des maximes à la Chamfort ou à la La Rochefoucauld, coulées dans un style Grand Siècle impeccable ; et puis à d’autres, elle écrits des dialogues complètement déliés sur le chocolat blanc, la bière d’Orval ou dieu sait quoi. Malgré ces ruptures de ton, on entend toujours sa voix. La scène où Pauline Étienne chante, que j’ai en outre soulignée par des petits cœurs qui apparaissent à l’écran, est une manière de faire écho à cette liberté d’Amélie. Certains aiment cette scène, d’autres sont choqués – peu, en fait. C’est en outre une scène qui a plutôt bien marché partout où elle a été projetée, même auprès de spectateurs étrangers qui n’ont pas la référence à Sandra Kim.
Avant Tokyo fiancée, Alain Corneau avait lui aussi adapté une œuvre autobiographique d’Amélie Nothomb, Stupeur et tremblements : ce film était-il une référence pour votre propre travail ?
Le film de Corneau m’a plu, mais il ne m’a pas influencé du tout. Il n’y a aucune référence à ce film dans Tokyo fiancée. C’est une adaptation littérale, ce que Tokyo fiancée n’est pas. Surtout, Corneau a tourné son film à Paris, à la Défense, et pas au Japon – il en fut d’ailleurs très chagriné.
Votre film, au contraire, montre un véritable amour pour le Japon.
Oui, c’est pourquoi je voulais une histoire d’amour. Je voulais faire un film au Japon qui soit une lettre d’amour au Japon. Quand j’ai voyagé là-bas, j’ai eu un guide excellent. Il a d’ailleurs été assistant sur le film. Il m’a montré des choses du Japon très différentes de celles qu’on connaît habituellement de ce pays : les temples ou les Shinkansen. Je voulais montrer un Japon moins connu, celui des quartiers excentrés et des arrière-cours où jouent les enfants, celui des montagnes où l’on se perd et des îles noires. C’est mon Japon. C’est celui que j’ai vu et que j’avais envie de partager.
Article paru dans Le Carnet et les Instants n° 185 (2015)