Suzanne Lilar est décédée le 11 décembre 1992. Un hommage lui est rendu dans Le Carnet et les Instants n°76 (15 janvier-15 mars 1993). Il est signé par deux auteurs qui connaissent particulièrement son travail : Jean Tordeur et Colette Nys-Mazure.
Suzanne Lilar ou le « désaveuglement »
Sa naissance en terre flamande, à Gand, en 1901, dans un milieu de culture française, fera percevoir très tôt à Suzanne Lilar que la dualité – le multiple – sont en elle aux prises avec l’exigence souveraine de l’unité. Aussi son œuvre va-t-elle éclairer une approche totalisante des phénomènes de l’être, de la poésie, des sexes, de l’érotisme, de l’amour, refusant qu’ils soient appréhendés par la seule et stérile confrontation des contraires.
Ce refus des limites est, par excellence, non-conformiste, « irrégulier », à sa façon : une volonté ferme, une sensibilité en éveil se conjuguent ici à l’affût de ce point de dévoilement où les différences, sans disparaître, sont assumées ensemble activement.
Loin de s’édifier à partir de concepts théoriques, la tentative se racine dans des expériences vécues, non sans risques parfois. Ainsi s’accomplit, aux antipodes de l’esprit de système, un forage continu de tout ce que l’intellect et le sensible peuvent faire affluer simultanément à la conscience. Il n’est rien, en elle, qui se refuse à l’irruption de ce qu’elle a appelé, dans Journal de l’analogiste, sans doute son chef-d’œuvre, ces moments anodins entrés par hasard dans le champ de notre vie et qui finissent par la bouleverser. La vie et l’œuvre de Suzanne Lilar témoignent l’une et l’autre de cette volonté intuitive.
Il est, par exemple, malaisé de mesurer aujourd’hui combien rompt en visière aux usages bourgeois la jeune fille de 18 ans qui, contre le sentiment de ses proches, devient la première et seule étudiante en droit de l’université de Gand, le premier avocat féminin de Belgique, ouvre son propre cabinet à Anvers, y signe des chroniques juridiques.
Il n’est pas moins inhabituel qu’une grande bourgeoise, mère de deux enfants, épouse d’un homme politique de premier rang, entame à 42 ans une carrière littéraire en renouvelant audacieusement l’aventure donjuanesque dans Le burlador. Il n’est pas moins insolite que cet auteur à succès se transforme, dix ans plus tard, en un essayiste qui, à partir de sa pratique ludique de l’analogie, définit la nature totalisante de la poésie au point de susciter l’attention d’André Breton. Il est plus surprenant encore de suivre la découverte qu’elle fait, à 55 ans, dans Platon, d’un Eros qui préfigure l’amour comme approche du sacré. Et de voir naitre de cette découverte un roman : La confession anonyme qui prône une érotique où le rituel, le cérémonial, la continence donneraient à l’amour la chance d’atteindre cet absolu qu’il lui arrive d’approcher. Enfin, n’est-il pas confondant que ce livre, d’apparence provocante, engendre cet hymne à la passion durable qu’est Le couple ? Sur cette lancée, on appréciera à leur poids de témérité ces deux ouvrages : À propos de Sartre et de l’amour et Le malentendu du Deuxième sexe que Paris appréciera peu puisqu’ils osent proposer aux deux figures emblématiques du moment de poser correctement le problème de la femme.
Enfin, comme si elle voulait attester d’une vie qui est une œuvre, on la voit publier, à 75 ans, ce livre par lequel il faudrait commencer la lecture de tout ce qu’elle a écrit : cette merveilleuse Enfance gantoise où son plus lointain passé épelle déjà l’alphabet de sa pensée fondamentale, dévoile la grille de son déchiffrement d’elle-même et du monde, s’accroît aussi de toutes les clartés que son expérience y a projetées.
Certaines œuvres sont tout entières conduites par l’intelligence. D’autres sont puissamment gouvernées par l’intuition. Avec Suzanne Lilar, il n’y a jamais de séparation entre les deux domaines, mais fusion dans un incessant mouvement de conquête. Peu d’œuvres témoignent comme la sienne des devoirs et des pouvoirs de l’esprit à éviter le piège mortel des oppositions apprises ou des cécités volontaires, pourvu que cette conduite de désaveuglement ne cesse pas d’être associée au frémissement du sensible. Face au temps à venir, elle est peut-être un des derniers garants de la vérité de cette parole qu’elle nous laisse, comme un testament : tout ce qui vit possède l’obscure intelligence de ce qui est nécessaire à sa progression.
Jean Tordeur
L’adieu, l’enjeu
Colette Nys-Mazure est poète et essayiste. Elle est l’auteur du volume Suzanne Lilar, paru dans la collection « Un livre, une œuvre » aux éditions Labor. Pour écrire cette étude, elle avait rencontré la « fille de haute liesse » dont elle parle dans un poème. Mais la rencontre était aussi celle de deux écritures. Un témoignage.
Est-il utile de rencontrer l’écrivain dont on explore le territoire ? La personne ne risque-t-elle pas d’être plus opaque que l’œuvre ? Ce que l’auteur pourrait nous dire n’est-il pas présent dans ses livres et ne suffit-il pas de fréquenter plus assidûment ses textes pour déchiffrer la réponse à toutes les questions qui nous hantent ? Sans doute… Raymond Pouilliart m’avait donné à réfléchir sur l’opportunité d’une telle démarche. Et cependant, François, le cinéaste de Benvenuta, va sonner chez Jeanne.
J’avais lu tout Lilar, j’avais entrevu la silhouette révérée à l’une ou l’autre manifestation comme la remise du prix Europalia. Allais-je franchir le seuil de l’appartement du Sablon ? Par crainte de trahir la pensée, la vie souvent aventureuse de cette femme, de plus en plus étonnante à mesure que je la lisais mieux, j’ai osé le premier rendez-vous : je me suis inscrite dans le rituel de l’attente, du désir impatient.
Soulagement, délivrance : ma personne et l’écrit allaient de pair ! Comment avais-je pu en douter ? Cette vie que Suzanne Lilar n’a cessé de mettre en jeu est alimentée par la vision, la création et vice-versa. Les risques de l’écriture animent et dynamisent son existence. Dès la première rencontre j’ai été impressionnée par sa maitrise :
J’ai toujours prétendu me gouverner, ce qui implique la relation transitive du je au moi et le dialogue.
À 90 ans, elle gardait la conscience aiguë de ce qu’elle avait fait : elle évoquait avec la même précision la rédaction-éclair du Burlador et les subtilités du Journal de l’analogiste. Chère vieille dame indigne ! posée comme un oiseau léger au bord du canapé, dans l’enfilade claire de l’appartement placé sous la double bénédiction de l’ « église-reliquaire » et du Palais de Justice.
Se laisser littéralement posséder par l’écriture d’une autre ne va pas sans péril. Imprégnée de la tournure de ses phrases, je me suis surprise à emprunter tout naturellement ce baroque gouverné qu’elle a si bien défini et dont elle a retracé le mouvement syntaxique :
Ma nouvelle recette consistait à prendre élan sur la configuration rocheuse de la syntaxe et à me précipiter d’une principale courte, haut dressée à l’extrême pointe de la phrase, vers la chaine à peine émergée de ses incidentes, comme dans ces rêves où le dormeur croit bondir de la proue de la falaise vers une rangée de récifs, incertain de celui sur lequel il finira par se poser. Ou encore, je me prévalais du déboitement du discours indirect, à moins que, m’adossant aux locutions : « Encore que, loin que, quand même », je fisse en sorte de m’engager dans des constructions antithétiques répondant moins aux besoins du raisonnement qu’à celui d’équilibrer plastiquement les propositions, de les ordonner comme des masses dans l’espace imaginaire que je leur distribuais. (Journal de l’analogiste, p. 182-183)
Sous l’effet d’un mimétisme, incoercible, je voyais mes paragraphes s’adonner à sa manière ! « Mais je ne reconnais pas du tout ton écriture » observa une de mes filles à qui je lisais les premières pages de mon essai.
Il était temps de réagir, de prendre un recul critique, de retrouver ma propre voie/voix. Me faire attacher au mât. D’autant que Suzanne Lilar, pas plus que Gide, ne cherchait à faire école mais renvoyait chacun à sa propre invention. J’aurais été doublement infidèle en me coulant dans son sillage. De même qu’elle m’avait renvoyée à Platon et à Hadewijch d’Anvers, voilà qu’elle me suggérait de n’être attentive qu’à mon démon.
Sous la clarté bleue de son regard aimant et coupant, qui attendait avec bienveillance et fermeté (« je suis impatiente de lire votre livre », répétait-elle), j’ai commencé. J’ai tenté de faire abstraction de toute la matière préalable (et notamment l’incontournable Introduction de Jean Tordeur à laquelle il semblait impossible de rien ajouter et les propositions des différents ténors du Colloque organisé par Henri Ronse, publiées par Gallimard) qui risquait de me transformer en statue de sel si je m’y attardais.
Même si Le divertissement portugais accaparait mon attention, il s’agissait d’explorer chacun des genres qu’elle avait pratiqués successivement – le théâtre, le roman, l’essai – pour en manifester la spécificité autant que l’unité d’ensemble. Rendre compte d’une œuvre à la fois cohérente dans sa diversité, duelle dans son unité, frémissante à l’intérieur de son cadre rigoureux, audacieuse et maitrisée, sensuelle en toute lucidité. Retrouver la vision initiale, fondatrice, cette Enfance gantoise comme une source intarissable. Accompagner une démarche intrépide dont la ligne de conduite apparaissait étrangement préméditée. L’entreprise était belle, enthousiasmante.
Si elle lisait et aimait les poèmes que je lui donnais, elle n’a jamais pris connaissance des pages que j’écrivais sur elle. Elle respectait mon indépendance. Le contrat de confiance réciproque avait été signé d’emblée, peut-être tout simplement parce que je n’avais pas emmené de magnétophone et qu’elle s’était aussitôt détendue : Je déteste cet objet. Quand elle disait « Je déteste » la condamnation était sans appel. Tien n’échappait à sa vigilance alors même qu’elle poursuivait sa conversation inflexible, fournissait les documents nécessaires, prêtait l’album de Sintra ou l’exemplaire devenu introuvable du Roi lépreux. Elle aura témoigné de cette exigence jusque « sur la rive du grand océan », selon l’expression qu’elle a employée lors de notre ultime entrevue le 19 novembre.
Sans doute est-ce le signe de la qualité d’une écriture que d’engendrer d’autres écritures. Celle de Suzanne Lilar, au lieu de me phagocyter, a fécondé la mienne. Cette femme magnifique est une de ces Singulières et plurielles qui m’ont inspiré le poème Radieuse :
C’est une fille de haute liesse, à prendre la vie en proue, hisser les heures à vive allure, une femme libre de son essor. Elle rit vrai à la face du jour et son haleine a la fraicheur des pointes d’herbe quand frémit l’aube. On tenterait de la retenir. La marge d’une étreinte, d’une page partagée, d’un morceau de pain rompu. Elle déjà plus loin que le tournant de l’été. On cherche son propre chemin dans le sillage fulgurant.
Colette Nys-Mazure
”Je ne crains pas la mort – mais seulement l’étroitesse, l’étouffement du passage. Je ne crains pas la consommation de mon existence particulière. Il me semble que je l’ai attendue tout au long de ma vie et qu’un même désir a sous-tendu mes expériences les plus disparates. Celui d’abdiquer, de m’effacer, de me fondre, de me laisser absorber par autre chose dont je ne me distinguerais plus.«
Suzanne Lilar, extrait de Une enfance gantoise, repris dans À la recherche d’une enfance, Editions Jacques Antoine, 1979