Dossier : marionnettes et littérature belge

Le Carnet et les Instants n°169 consacrait un dossier au théâtre de marionnettes en Belgique. Nous le republions ici dans son intégralité.

marionnettes

©Marc Rickertsen – Pixabay

La marionnette à la rencontre de l’écriture

Aurélie Montignie

La marionnette, porteuse et passeuse de rêves, a toujours suscité la fascination de l’homme. Métaphore de la condition humaine, elle semble exprimer nos doutes et nos angoisses les plus profondes. Dès l’aube de l’humanité, elle fut un intermédiaire sacré entre l’homme et le monde de l’invisible. En Occident, la fonction originellement rituelle de la marionnette a glissé au fil du temps vers la sphère populaire et profane. Elle est ainsi devenue le porte-parole des aspirations et des frustrations du peuple. Objet de jeu, elle a entamé une longue relation tant passionnelle que conflictuelle avec le théâtre. De l’opéra aux grandes fresques épiques et satiriques, la marionnette-actrice a ravi le cœur de l’humanité, l’a fait rêver et sourire. Son expressivité fictive et simulée aurait pu être une limite mais elle fut sa force, lui permettant d’interpréter des rôles jusque là inaccessibles aux acteurs de chair. Aujourd’hui, la marionnette, dont la définition s’est manifestement élargie, a une présence de plus en plus significative sur la scène contemporaine.Cette relation entre la marionnette et l’écriture dramatique soulève des questions fondamentales liées à l’essence même du théâtre de marionnettes. Quelle est la nature des liens qui unissent la marionnette et l’écriture ? La marionnette est-elle seulement l’interprète des pièces dramatiques ou en est-elle également l’inspiratrice ? Le théâtre de marionnettes exige-t-il une écriture spécifique conçue en fonction des possibilités et des limites expressives de la marionnette ?

La problématique de l’écriture pour marionnette alimente encore aujourd’hui la polémique au sein des professionnels du théâtre. L’ambition de cet état de la question n’est pas de clore le débat mais de le mettre en lumière.

Genèse d’une rencontre

L’histoire de la marionnette est certainement aussi ancienne que celle de l’humanité. Sa relation avec l’écriture est cependant loin d’être ancestrale. La marionnette étant essentiellement issue de la tradition orale, les premières traces d’une littérature dramatique conçue pour elle n’apparaissent qu’au 17e siècle. 

La présence de la marionnette théâtrale est attestée par de nombreux témoignages durant l’Antiquité. Nous ne disposons cependant d’aucun texte écrit pour la marionnette ou adapté à cette forme dramatique. Un tel manquement trouve sa justification dans l’essence même du théâtre de marionnettes. Le théâtre d’acteur est souvent narratif. Il raconte une histoire en se basant sur un récit. La marionnette théâtrale, quant à elle, a été associée à la caricature pendant des siècles. Elle ne ressentait dès lors pas le besoin de suivre un texte pour imiter et parodier l’homme, et les pièces dramatiques de l’époque.

L’absence de traces textuelles concernant le théâtre de marionnettes s’explique également par le caractère improvisé de la plupart de ses représentations. Le processus d’écriture n’apparaîtra que bien plus tard, lorsque se manifestera la nécessité de figer cette improvisation afin d’en permettre les répétitions. Le théâtre de marionnettes avait néanmoins à sa disposition un vaste répertoire de littérature orale et écrite dans lequel puiser son inspiration.

L’Europe médiévale est marquée par l’émergence significative de marionnettistes itinérants voyageant de ville en ville, au gré des foires. Les montreurs de marionnettes racontaient des histoires issues des textes bibliques, des mystères religieux, de l’opéra, des contes, de la littérature épique. Ces sources textuelles étaient majoritairement adaptées au théâtre de marionnettes. Les dialogues étaient résumés, l’intrigue vulgarisée et présentée sous forme de parodie. Ces diverses sources médiévales ont été retrouvées mais aucune adaptation ne nous est parvenue à ce jour. Cette littérature adaptée, caractéristique intrinsèque du théâtre de marionnettes dès ses origines, nous donne donc une idée précise du répertoire médiéval du théâtre de marionnettes tout en nous laissant dans l’incertitude concernant sa structure dramatique.

Les premières traces d’œuvres écrites pour marionnettes datent du 17e siècle et sont surtout, d’après Henryk Jurkowski[1], des pièces d’opéras composées par des poètes. Cette rencontre entre la marionnette et les « belles lettres » se fait en marge de la tradition théâtrale de marionnettes essentiellement populaire dans laquelle la littérature adaptée reste la norme. Elle nous démontre néanmoins l’intérêt et la fascination que suscitait la marionnette chez les écrivains et les gens cultivés. Cette rencontre littéraire préfigure en quelque sorte la place future qu’occupera la marionnette sur la scène contemporaine.

Ce rapprochement entre la littérature et la marionnette s’explique en grande partie par la fascination qu’exerce l’univers métaphorique de la marionnette sur les écrivains. Cette forme théâtrale n’est cependant pas à court d’argument pour convaincre les auteurs d’écrire pour elle. Nombre d’entre eux ont composé pour son théâtre lorsque celui-ci était considéré comme l’égal du théâtre d’acteurs à l’époque baroque. Les premières œuvres pour marionnettes des 17e et 18e siècles représentaient principalement une tentative d’introduire cette forme dramatique longtemps marginalisée dans le théâtre officiel et reconnu de l’époque. L’écriture marionnettique s’est également politisée lorsqu’elle fut utilisée pour contrer le monopole du théâtre classique en France, au 18e siècle.

Les adaptations littéraires des 18e et 19e siècles étaient traditionnellement improvisées sur base de canevas, aujourd’hui disparus, transmis oralement de génération en génération. Les premières publications de textes et recueils de textes pour marionnettes apparaissent au 19e siècle et sont communément rédigées sous la dictée de marionnettistes. Aux anciennes pièces populaires du Moyen-âge et du 17e siècle, aux œuvres littéraires et dramatiques des 18e et 19e siècles, s’ajoutent dorénavant le répertoire populaire du 19e siècle constitué de pièces de chevaleries, d’opéra, de contes de fées et de mélodrames romantiques.

Parallèlement à cette littérature d’adaptation, les mouvements avant-gardistes des 19e et 20e siècles, comme le symbolisme et le modernisme, suscitent un intérêt nouveau pour la marionnette. Les artistes et les écrivains recherchent un nouvel interprète nécessité par la scène symboliste. La marionnette s’avère être l’acteur métaphorique idéal pour exprimer toute la complexité existentielle de l’homme chère aux modernistes. Elle séduit alors de nombreux théoriciens et auteurs de renom comme Heinrich Von Kleist, George Sand, Maurice Maeterlinck, Alfred Jarry, Edward Gordon Craig, Michel de Ghelderode, …

La fin du 19e siècle marque également un autre tournant décisif dans l’histoire du théâtre de marionnettes. L’écriture pour marionnettes connaît effectivement un nouvel essor grâce aux pédagogues qui commandent des pièces éducatives aux écrivains. Le théâtre pour enfants ouvre alors ses portes à la marionnette pour finalement lui offrir une place de choix dans le courant du 20e siècle. Le siècle passé voit également l’émergence d’anciennes pièces de marionnettes reconstituées et la création de nouveaux textes dramatiques destinés à faire renaître de ses cendres le traditionnel théâtre de marionnettes.

À la lumière de cet historique, il apparaît que la littérature dramatique conçue pour la marionnette, ou du moins jouée par elle, ne dessine pas toujours un territoire théâtral distinct. Elle consiste davantage en une reproduction, une imitation et, selon les époques, une opposition au théâtre d’acteurs. Le répertoire des marionnettes est constitué d’un agglomérat d’œuvres éclatées, empruntées à la littérature et au théâtre, et présentant parfois comme unique point commun d’avoir été jouées par des marionnettes. Aucune identité commune propre à la marionnette ne semble dès lors se dégager de cet ensemble hétéroclite. Ces pièces pour marionnettes ne sont pas, pour la plupart d’entre elles, des œuvres originales dans la mesure où elles ne sont pas issues de la création inspiratrice d’un auteur. Elles résultent d’une transformation collective propre à la culture populaire. Cette adaptation littéraire suit néanmoins un processus précis de transformation. L’intrigue principale est conservée, les thèmes secondaires sont supprimés et les dialogues réduits. Des personnages satiriques et des expressions populaires sont insérés dans l’œuvre pour satisfaire les attentes du public. L’œuvre adaptée révèle finalement un thème connu mais remanié dans sa globalité. Son style est entièrement nouveau et construit ainsi sa véritable valeur artistique. 

Écriture pour marionnettes : possibilité ou nécessité ? 

La relation entre l’écriture et la marionnette nous amène irrévocablement à cette question fondamentale qui divise encore aujourd’hui les professionnels du théâtre : Existe-t-il une écriture spécifique au théâtre de marionnettes intimement liée à sa forme, à sa technique et à son rythme ?

L’argument fondamental en faveur de l’existence de cette écriture spécifique s’appuie sur la différence, voire l’opposition des codes régissant le théâtre d’acteurs et celui des marionnettes. L’art de la marionnette exige une exactitude technique primordiale à sa manipulation. Chaque scène est inspirée par une difficulté technique, une facilité de manipulation ou un potentiel expressif. Le spectacle en tire son essence et son rythme. Chaque technique de marionnette exigerait alors une écriture spécifique, à tel point qu’elle ne saurait être interprétée ni par des acteurs, ni par aucune autre marionnette. L’auteur composerait pour la marionnette comme il le ferait pour un comédien, en prenant en compte les libertés et les contraintes engendrées par sa forme et sa technique.

La marionnette possède cependant sa propre autonomie et peut fonctionner seule dans une pièce, sans être le support d’un texte. Pour certains théoriciens et professionnels de théâtre, l’acte créateur prédomine sur le processus d’écriture. Une écriture spécifique à la marionnette existe mais n’est, en aucun cas, nécessaire. L’accent est davantage mis sur l’artiste et son acte créateur, qu’il soit issu d’un texte original ou emprunté.

La problématique du statut de l’écriture n’est pas propre au théâtre de marionnettes mais se pose pour l’ensemble du théâtre contemporain. La relation entre le texte et l’image, entre la parole et la représentation, est un thème récurrent sur la scène contemporaine. L’union entre ces éléments semble dès lors essentielle pour éviter aux spectateurs d’une pièce de se retrouver face à deux langages parallèles, celui du texte émanant de la parole et celui de l’image narré par l’action et la gestuelle. La marionnette, en tant que forme théâtrale n’échappe pas à la règle. Une confrontation entre le texte mis en scène et la marionnette, dès le commencement de cette démarche de création et d’adaptation, semble être la clé d’une harmonie fusionnelle entre le texte et l’image.

L’émergence du metteur en scène aux 19e et 20e siècles a sans conteste facilité cette union. Le texte est pour lui un point de départ d’où émanent ses propres idées. Il est garant du sens du texte tout en lui insufflant sa force créatrice. La collaboration entre les auteurs, les metteurs en scène et les marionnettistes est plus que jamais une nécessité contemporaine dans ce processus d’écriture et engendre une véritable dramaturgie spécifique à la marionnette.               

L’autonomie de la marionnette et la problématique du statut de l’écriture sur la scène contemporaine ne sont pas les seuls arguments visant à réfuter l’indispensabilité des textes spécifiques à la marionnette. Concevoir une écriture propre à la marionnette présente également le risque de catégoriser à l’extrême cette dramaturgie. Chaque technique marionnettique exigerait alors sa propre écriture qui devrait pareillement être adaptée aux formes savantes et populaires, aux différents genres,… A l’heure où la définition de la marionnette s’élargit de plus en plus, une telle catégorisation baliserait le processus d’écriture au risque de le limiter.

L’histoire de la marionnette constitue en elle-même un argument de choix dans la revendication d’une liberté d’écriture. Les œuvres conçues pour la marionnette ne représentent qu’une infime partie de l’ensemble de son répertoire. Le théâtre de marionnettes est avant tout composé d’une littérature d’adaptation qui lui a permis de traverser le temps et d’être encore vivace aujourd’hui. Se limiter à l’étude de ces œuvres pour marionnettes reviendrait à faire l’impasse sur l’immense majorité des textes représentés au théâtre de marionnettes tout en reniant sa propre histoire.                       

La marionnette ou la métaphore de la condition humaine

Malgré la faible proportion des œuvres écrites pour elle dans l’immensité de son répertoire théâtral, la marionnette a séduit de nombreux écrivains et dramaturges qui l’ont parfois préférée aux acteurs. Elle a rallié à sa cause des auteurs de renom comme Heinrich Von Kleist, Alfred Jarry, Edward Gordon Craig, Federico Garcia Lorca, Paul Fournel ou encore Henryk Jurkowski. Le théâtre de marionnettes belge, quant à lui, a été marqué par deux figures dramatiques emblématiques, Maurice Maeterlinck et Michel de Ghelderode. Pour quels motifs ces deux auteurs ont-ils écrit pour la marionnette ? Quelle place lui ont-ils octroyé dans leurs œuvres littéraires ?

Maurice Maeterlinck

Maurice Maeterlinck

Maurice Maeterlinck (1862-1949), né dans une famille bourgeoise, se destine tout d’abord à des études de droit avant de se consacrer pleinement à l’écriture. Les premières pièces qu’il qualifie « pour marionnettes » sont écrites pour marquer une nette opposition au théâtre de son temps. Elles ne semblent pas être issues d’un intérêt particulier de son auteur pour les traditions belges de marionnettes. Cette forme dramatique particulière offre à Maeterlinck une possibilité de créer une nouvelle scène symboliste, un théâtre où le destin, le tragique quotidien est bien plus puissant que celui des grandes aventures. Un théâtre où le thème de la mort est omniprésent et où« l’être humain pourra être remplacé par une ombre, un reflet, des projections sur un écran de formes symboliques ou par un être ayant toutes les apparences de la vie sans l’avoir »[2].

À travers sa première pièce pour marionnettes La princesse Maleine écrite en 1889, Maeterlinck amorce sa quête de l’acteur idéal nécessité par la nouvelle scène symboliste. Il avoue avoir conçu cette pièce pour une figure de cire, métaphore de la condition humaine déterminée par le destin et irrévocablement vouée à la mort.

En 1890, il créée deux pièces L’intruse et Les aveugles empreintes de cette obsession omniprésente du destin et de la fatalité. La marionnette est davantage présente dans ces textes comme thème littéraire que comme forme théâtrale. La première pièce conçue pour elle et jouée par elle s’intitule Les Sept Princesses. Écrite en 1891, elle met en scène la force supérieure d’un destin tragique sur lequel les héros n’ont aucune prise. Les personnages de Pelléas et Mélisande en 1892, semblent plus dynamiques, plus indépendants face au destin. L’issue de l’histoire reste cependant la même. Les héros succombent, écrasés sous le poids de la fatalité. En 1894, Maeterlinck écrit trois autres drames pour marionnettes Alladine et Palomides, Intérieur et La mort de Tintagiles.

L’intérêt que porte Maeterlinck à la marionnette correspond à une conception métaphorique de la condition humaine. Sa démarche est à replacer dans le contexte littéraire et philosophique du 19e siècle profondément marqué par un courant à caractère international, le modernisme. Les écrivains, les poètes, les metteurs en scène sont déçus par les limites physiques et psychologiques des acteurs. Ils recherchent un acteur idéal, virtuel, apte à exprimer les états d’âme enfouis au plus profond de notre être. Cet acteur idéal ne peut être que la marionnette artificielle, seule capable d’incarner la complexité et l’absurdité de la condition humaine. Le modernisme, qui véhicule cette idée de la marionnette actrice nécessitée par la scène symboliste, engendre un nouveau concept, celui de la « marionnettité » de l’homme, conditionné par la fatalité. Les symbolistes et les modernistes, comme Maeterlinck, analysent cette dépendance de l’être humain envers le destin perçu comme une force supérieure. Les hommes n’ont pas de libre-arbitre. Ils ne sont que des marionnettes, voués à quitter la scène un jour ou l’autre. L’issue ne peut être que la mort, thème obsessionnel des drames modernistes.

Les pièces pour marionnettes écrites par Maeterlinck expriment une certaine conception du drame et une vision de la vie fondamentalement pessimistes. En 1895, il rencontre l’actrice et cantatrice Georgette Leblanc avec laquelle il partagera 25 ans de sa vie. Cet amour lui permet de surmonter sa peur viscérale de la fatalité et de la mort. De ses propres aveux, il en a fini avec les drames pour marionnettes. Cependant, la notion de « marionnettité » hante encore son esprit et apparaît dans des pièces comme Anglavaine et Sélysette en 1896 et Ariane et Barbe-Bleue ou La Délivrance Inutile en 1901. Le concept de cet acteur marionnettisé propre au modernisme et cher à Maeterlinck influença véritablement l’histoire du théâtre. A l’instar d’autres auteurs et dramaturges comme Edward Gordon Craig, Maurice Maeterlinck théorise l’essence profondément métaphorique de la marionnette sur la scène symboliste. Le travail de ces avant-gardistes permet encore aujourd’hui d’élargir les codes du théâtre et de déplacer ses limites. La marionnette restera à jamais une métaphore de la condition humaine, un thème littéraire, philosophique et dramaturgique.

ghelderode

Michelde Ghelderode

Michel de Ghelderode (1898-1962), de son vrai nom Adhémar Martens, grandit dans une famille pauvre du quartier des Marolles à Bruxelles. Enfant, il fréquente assidûment les spectacles de marionnettes et particulièrement ceux du Théâtre de Toone. Cette passion prend une toute autre ampleur lorsque, en 1924, il achète un petit théâtre de marionnettes pour lequel il écrit une série de pièces : Le Mystère de la Passion de Notre Seigneur Jésus-Christ (1925), La Tentation de Saint-Antoine (1925), Le Massacre des Innocents (1926), La Farce de la Mort qui faillit trépasser (1925) et Duvelor ou la Farce du Diable Vieux (1931). Ghelderode affirme avoir écrit sous la dictée d’anciens marionnettistes ces drames qu’il présente comme des reconstitutions de pièces jouées au théâtre de marionnettes. Duvelor ou la Farce du Diable Vieux aurait toutefois été créé en 1918 pour un spectacle de marionnette, et n’aurait été publié qu’en 1931. Il écrit ensuite 4 autres pièces pour la marionnette, Le Ménage de Caroline (1926), Les Femmes au Tombeau (1928), Le Siège d’Ostende. Epopée militaire pour marionnettes (1932), D’un diable qui prêcha merveilles. Mystère pour marionnettes (1934).

Ghelderode restera fidèle à la marionnette jusqu’à sa mort. En 1961, il assiste à la mise en scène de Duvelor ou la Farce du Diable devenu vieux de José Géal, futur Toone VII. Conquis, il rencontre José Géal auquel il confie son désir de lui montrer une série de textes pour marionnettes avant que la mort ne l’emporte. Ce fut la dernière fois que José Géal vit Ghelderode.

Dans « Les entretiens d’Ostende », une interview réalisée à la radio, Michel de Ghelderode exprime toute sa passion pour la marionnette. Il avoue être troublé par « ces petits acteurs faits de bois, d’étoffe et de couleur » qui possèdent un réel pouvoir d’incantation.

Michel de Ghelderode considère la marionnette comme la forme théâtrale la plus pure, celle des origines présente bien avant le théâtre écrit. Il avoue pourtant avoir écrit pour des acteurs vivants tout en étant persuadé qu’ils ne seraient pas capables de jouer ses personnages dans toute leur complexité. Il utilise cette mention « pour marionnettes » avec ironie en espérant que ses pièces puissent un jour être jouées par des acteurs de chair. Cette mention se réfère également à notre propre condition humaine. Ces drames sont pour les hommes, pauvres marionnettes. Nous sommes tristement et irrévocablement déterminés par le destin, la providence et la fatalité. Le monde est un théâtre et les hommes des marionnettes. Le rideau tombé, nous cessons simplement d’exister à l’instar des marionnettes après un spectacle.

Maurice Maeterlinck et Michel de Ghelderode ne semblent pas s’être préoccupés de l’existence réelle ou non d’une écriture spécifique à la marionnette. La marionnette a séduit ces deux auteurs parce qu’elle incarne leur conception existentielle de l’humanité. Ils ont projeté sur elle leur angoisse d’une fatalité inéluctable. La marionnette leur a également offert un terrain d’expérimentation vers une nouvelle scène théâtrale. Ces deux auteurs belges sont profondément convaincus que la marionnette est la seule capable d’exprimer les tréfonds de l’âme humaine. Elle inspire leurs textes et elle les joue mieux que quiconque. Elle est inspiratrice et actrice, leur muse et interprète.  

Une dramaturgie marionnettique

L’histoire du répertoire marionnettique démontre que l’écriture pour marionnettes est un art d’assemblage. Les œuvres jouées au théâtre de marionnettes sont majoritairement issues de textes existants appartenant à la tradition orale et écrite.

Certains auteurs se sont cependant consacrés à la marionnette pour diverses raisons. La marionnette a longtemps représenté pour les auteurs, un espace de liberté artistique permettant d’échapper aux périodes de monopole théâtral en France et en Angleterre, au 17e siècle. La fonction essentiellement caricaturale de la marionnette a également été mise à l’honneur dans le répertoire du 19e siècle afin, toujours, de parodier le théâtre officiel. Les artistes symbolistes et modernistes ont régénéré sur la scène théâtrale l’essence profondément métaphorique de la marionnette présente dès l’Antiquité. Son utilisation aux 19e et 20e siècles résulte du malaise ressenti par l’homme au sein de sa propre condition humaine. Les avant-gardistes, qu’ils soient auteurs, metteurs en scène ou théoriciens ont véritablement créé une dramaturgie propre à la marionnette bouleversant les fondements même du théâtre. Leur influence est encore aujourd’hui tangible sur la scène contemporaine et permet de repousser encore et toujours les limites de la dramaturgie.

La question de l’existence ou non d’une écriture spécifique à la marionnette est-elle réellement primordiale ? Les marionnettistes ont à leur disposition un immense répertoire dans lequel ils peuvent puiser librement. Ils adaptent des romans, des pièces théâtrales ou des histoires issues de la tradition orale depuis des siècles. Ils construisent leur style, juxtaposent différentes sources dans des collages efficaces. Certaines adaptations présentent une réelle qualité artistique et conservent, malgré les transformations,  les valeurs fondamentales du texte original. La véritable spécificité du théâtre de marionnettes, son identité créatrice, réside peut-être dans ce processus d’adaptation millénaire, cette dynamique de transformation dramatique et stylistique qui marque encore aujourd’hui son histoire.

Si l’existence d’une écriture spécifique à la marionnette ne peut actuellement être affirmée ou contestée, la force de son répertoire et la présence d’une dramaturgie marionnettique sur la scène théâtrale contemporaine sont, quant à elles, irréfutables. Le Centre de la Marionnette de la Fédération Wallonie-Bruxelles, depuis longtemps concerné par cette relation entre l’écriture et la marionnette, manifeste cet intérêt via l’organisation de colloque, d’éditions et d’appels à écriture. Les actes de colloque autour de l’écriture pour la marionnette, enrichis de différentes contributions d’acteurs du monde marionnettique, sont publiés en 2008. En 2009, une autre édition Anniversaire(s) voit le jour, consacrée à la publication des textes primés lors d’un appel à écriture organisé à l’occasion des 30 ans du Créa-Théâtre. Soucieux d’alimenter ce terrain d’expérimentation qu’offre la marionnette, nous avons décidé de réitérer l’expérience en 2011 sur le thème Première(s) Fois. Le concours est ouvert à tous les auteurs et les cinq textes sélectionnés par un jury composé d’artistes, d’auteurs, de représentants francophones du monde théâtral et marionnettique, feront l’objet d’une nouvelle édition en 2012.

Bibliographie

  • Anniversaire(s), Belgique, Editions du Centre de Marionnette de la Fédération Wallonie-Bruxelles et Lansman Editeur, 2009.
  • Hélène Beauchamp, Les écritures pour marionnettes entre 1890 et 1935, Labyrinthe, 18/2004.
  • Roger-Daniel Bensky, Structures textuelles de la marionnette de langue française, Paris, Editions A.-G. Nizet, 1969.
  • Olenka Darkowska-Nidzgorski, Colette Duflot, Annie Gilles, Marionnettes, jeu de comédien, jeu de marionnettistes : écritures pour marionnettes, marionnettes et thérapie, Louvain-la-Neuve, Etudes Théâtrales,1995.
  • Martine De Rougemont(présenté par), Maurice Maeterlinck. Théâtre. Genève, Slatkine,1979.

[1] Henryk Jurkowski, Ecrivains et marionnettes. Quatre siècles de littérature dramatique, Charleville-Mézières, Editions Institut International de la Marionnette, 1991, p.7-8.

[2] Maurice Maeterlinck, Menus propos, dans : La Jeune Belgique n°9, 1890.

L’œil tranquille de la mort

Anne van Maele  

La maison maeterlinckienne, comme la strindbergienne, est la cible d’un cyclone cosmique dont l’œil tranquille serait la mort et qui, aux derniers instants de la pièce, va la faire voler en éclats.

Jean-Pierre Sarrazac

Chez Maeterlinck, la vie est suspendue, les personnages des pièces courtes telles que Intérieur sont des messagers. Ils sont annonciateurs du drame que représente la mort en marche. Ils commentent, décrivent et interrogent le mouvement du malheur prêt à s’abattre. Ils anticipent l’effondrement des fragiles apparences d’un bonheur contenu à l’intérieur de la maison. Que ces pièces courtes aient été écrite pour un théâtre de marionnettes n’est pas anodin et nous interpelle encore aujourd’hui.  

Intérieur est le drame le plus synthétique de ce projet : l’image du bonheur tient tout entière dans la vision nocturne d’une maison aux fenêtres éclairées. Des silhouettes se meuvent tranquillement dans un quotidien sans surprise. Aucun son ne filtre. Le drame réel s’est joué dehors, quelques heures plus tôt. Il n’y a plus qu’à l’annoncer : le cortège des villageois est en route pour remettre à sa famille le corps de la jeune fille manquante, découverte noyée.  La parole est aux messagers à l’avant-plan de la scène, commentateurs et spectateurs, dénonciateurs des apparences fragiles du bonheur. Les personnages sont groupés : à l’intérieur de la maison, la famille réunie est ignorante du drame ; dans le jardin, les messagers ont un double regard sur la maisonnée et le cortège annoncé.   

Au loin, le mouvement d’ensemble des villageois sous le couvert de la nuit. Les groupes humains sont concernés à des degrés divers tandis que la nuit immuable fait autorité.

maeterlinck trois petits drames pour marionnettesLe drame est contenu dans la décomposition du temps : seule l’ignorance du malheur autorise les gestes quotidiens et insouciants. Dès l’annonce de la mort, le frêle abri du bonheur devient un leurre. Non, les murs de la maison ne suffisent pas, ne suffiront  jamais à tenir à distance la terreur d’être en vie. Oui, le mouvement même de la vie inclut le malheur puisqu’il recèle la mort. D’une certaine façon, la douleur de vivre est enfin apaisée lorsque vient la certitude de la mort. « N’est-ce pas quand un homme se croit à l’abri de la mort extérieure que l’étrange et silencieuse tragédie de l’être et de l’immensité ouvre vraiment les portes de son théâtre. » (Maurice Maeterlinck dans son essai Le tragique quotidien, cité par Fabrice van de Kerkhove[i])

Intérieur appartient à la trilogie des Trois petits drames pour marionnettes, éditée en 1894. Pour ces Trois petits drames, Maeterlinck avait écrit un projet d’Avertissement qu’il insérera dans l’édition américaine parue en 1986 : « Il est bien entendu que les petits drames qui suivent furent vraiment écrits pour un théâtre de marionnettes.»

Il imagine des poupées de cire ou de bois peint ayant « l’apparence de la vie sans avoir la vie », qu’il appelle successivement  fantoches, androïdes, marionnettes : « Il est difficile de prévoir par quel ensemble d’êtres privés de vie il faudrait remplacer l’homme sur la scène, mais il semble que les étranges impressions éprouvées dans les galeries de figures de cire, par exemple, auraient pu nous mettre, depuis longtemps, sur les traces d’un art mort ou nouveau.  Nous aurions alors sur la scène des êtres sans destinées, dont l’identité ne viendrait plus effacer celle du héros. » Que disparaisse l’identité de l’acteur, qu’apparaisse détachée de toute individualité l’architecture des espaces, la chorégraphie des mouvements, la déclinaison des paroles.

Dans le théâtre de Maeterlinck, l’intime ne se manifeste dans son essence que sous la pression du cosmique. « Au fond, écrit Maeterlinck en 1901 dans sa Préface au Théâtre 1, on trouve (dans mon théâtre) l’idée du Dieu chrétien, mêlée à celle de la fatalité antique, refoulée dans la nuit impénétrable de la nature, et de là, se plaisant à guetter, à déconcerter, à assombrir les projets, les pensées, les sentiments et l’humble fidélité des hommes. »

Maeterlinck soutient l’idée d’un théâtre statique dont le but serait de mettre en évidence le « tragique essentiel » où l’âme serait en relation avec une  immensité qui n’est jamais inactive. La question posée à l’âme, dans sa nudité et sa cruauté, est celle des origines et de la mort. Elle fait effraction dans la vie quotidienne à de rares moments, activée par un malheur, petit ou grand, ou un instant de pur bonheur.  Le drame est un effarement devant la mort recouverte par la banalité du quotidien. Pour que ce drame surgisse sans autre aveu que lui-même, il doit se passer de certains artifices dont le jeu de l’acteur, tel qu’il est pratiqué à cette époque. Le drame est alors porté « par un ensemble de forces cosmiques qui agissent au-delà de la langue et des mots (…) Avec Mallarmé, plusieurs décennies avant Artaud, Maeterlinck a vu la possibilité de remédier aux insuffisances de la parole par le recours aux figures symboliques, archétypales, androïdes ou marionnettes.»  [ii]

Le théâtre statique est un théâtre de l’effroi : « L’effroi qu’inspirent ces êtres (les marionnettes), semblables à nous, mais visiblement pourvus d’une âme morte, vient-il de ce qu’ils sont absolument privés de mystère ? Vient-il de ce qu’ils n’ont pas d’éternité autour d’eux ? Est-ce l’effroi, né précisément de l’absence d’effroi qu’il y a autour de tout être vivant, et si inévitable et si habituel que sa suppression nous épouvante, comme nous épouvante un homme sans ombre ou une armée sans armes ?» (Psychologie de songes, p.87 , cité par : van de Kerkhove)

L’effroi est un lieu de vertige. Maeterlinck donne à l’être humain la place qui est la sienne, entre vie et mort, entre ciel et terre. Parmi les influences qui ont conduit Maeterlinck à ce lieu précis, certaines sont ancrées dans la tradition flamande : les écrits mystique de Ruysbroek l’Admirable, prieur du XIIIe siècle, ont posé l’homme sur la ligne d’horizon, les peintres primitifs flamands ont déployé les paysages et les saisons autour des scènes de vie. La mesure de l’effroi est dans la vision de l’immensité. Pour citer une dernière fois Paul Gorceix, « Ruysbroeck lui a appris que l’homme désormais n’est plus le centre du monde, qu’il est situé quelque part sur une échelle qui, en haut et en bas, débouche sur l’Infini, qu’au poète incombe la tâche de cerner l’indicible, qui ne peut se dire que par approximation, dans le langage oblique des symboles. »


[i] Maurice Maeterlinck, Alladine et Palomides, Intérieur, et La mort de Tintagiles : Trois petits drames pour marionnettes, édition établie et commentée par Fabrice van de Kerkhove, Bruxelles, Espace Nord, 2009.

[ii] Maurice Maeterlinck, Le réveil de l’âme, édition établie et commentée par Paul Gorceix, André Versailles éditeur, 2010.

 


Dossier paru dans Le Carnet et les Instants n°169 (2011)