Mourir, c’est partir un peu
Michel TORREKENS, Le géranium de Monsieur Jean, Zellige, 2012
Il y a des vérités qu’on aimerait éviter. Eternellement. Celle de notre mort (la vie est vraiment mal faite…). Michel Torrekens n’a pas froid aux yeux et place son Monsieur Jean, avec délicatesse, sur un lit de mort. Ce récit aurait pu être terriblement triste ou même pathétique mais ce vieil homme, sans être angélique, possède un « tout petit supplément d’âme » qui nous emmène au bout d’un chemin où la sérénité n’est pas un lieu dit.
Journaliste depuis de longues années au Ligueur, Michel Torrekens n’est pas un nouveau venu dans le monde des lettres belges. Auteur de nouvelles (L’herbe qui souffre chez Memor et Fœtus fait la tête à L’Âge d’Homme), il signe aujourd’hui son premier roman avec Le géranium de Monsieur Jean qui aurait pu s’appeler, nous a-t-il avoué, Rien qu’un paisible sommeil.
Né en 1960, Michel Torrekens grandit à l’heure du service militaire obligatoire et refuse de prendre les armes même l’espace de quelques mois. Objecteur de conscience, il a donc réalisé un travail social qui l’a mené à fréquenter des homes non pour vieillards mais pour adolescents. Par ailleurs, il a, pour écrire son livre, été en contact avec des aides-soignantes familières du vécu quotidien de tout ce qui accompagne la fin d’une vie où le grand âge sonne le glas.
L’homme de ce roman, c’est Monsieur Jean, un ancien horticulteur. Il vient d’arriver dans un home dont on ignore le nom (mais qui, hasard du temps qui passe, est le même bâtiment où il vit le jour). Dorénavant, il devra veiller, veiller son corps qui l’abandonne peu à peu. Il vit ce déclin avec tendresse, amertume, humour et une certaine poésie comme le montrent les titres des chapitres qui se succèdent : « Enfermé pour cause d’inventaire », « Hors-la-vie », « Petits sursis », « Une vie de mouche », « Partir », « Visites et dépendance »,…
Le voilà dépendant et les gestes des soignantes devront aller au-delà de toute pudeur. « Est-ce qu’on vous a changé aujourd’hui ? Il y a des phrases auxquelles je pensais ne jamais pouvoir m’habituer », remarque-t-il. Lui, l’homme actif qui dirigeait une équipe de quinze personnes et qui a élevé en grande partie seul ses trois enfants. Le voilà enfermé entre les quatre murs de sa chambre mais surtout dans ce corps qui le lâche.
Il devra apprendre au fil des jours à lâcher prise, à accepter les limites que son corps lui dessine : « Mon corps se comporte d’une étrange façon. C’est mon complice, celui à qui j’accorde l’essentiel de mon attention, et un boulet dont je dois surveiller les moindres comportements. Mon meilleur ami et mon pire ennemi. Il me porte et je le supporte. » Entouré de ses enfants, il relève avec humour leurs difficultés à communiquer avec lui. Ils lui posent sans cesse les mêmes questions, il les fait répéter plusieurs fois. Pas par malice mais parce que son écoute n’est plus la leur. Il remarque leurs cadeaux et le désarroi qu’ils indiquent face à sa fin qui est proche. Sa cadette lui offre toujours du savon car « Il est bien connu que les vieux doivent être lavés plus que de raison ».
Au fil des pages, « le temps passe sans se faire remarquer », Monsieur Jean observe le vol des martinets au-delà de sa fenêtre, la croissance du géranium que son fils a planté pour lui dans sa chambre, il reçoit les visites de son premier amour, Axelle, qu’il a reconnu avec peine (soixante ans ont coulé sous leur pont), il se souvient du passé mais pense également à l’avenir. C’est sans doute une des richesses de ce livre : sa capacité à ne pas tourner à l’auto-apitoiement du personnage, au regret des heures heureuses mais à envisager l’avenir, un avenir où peuvent parfois s’accomplir des gestes, des voyages que Monsieur Jean avait désirés, que ses enfants poursuivront ou non.
A travers les générations, Monsieur Jean remarque d’ailleurs que, sur les photographies qu’il a à son chevet, outre celle de ses parents, il y a celle de sa femme, celle de ses enfants et petits-enfants et ils y ont tous le même âge. Sur sa tombe, se trouvera également une photographie de lui au même âge. Il y a dans ce fil rouge l’idée d’un éternel recommencement qui permet de ne pas disparaître totalement.
Le titre du roman peut paraître intriguant mais le géranium, déjà mentionné, joue son rôle dans l’histoire : jeune pousse, elle fleurit sous les yeux du vieillard et contient déjà l’annonce de sa fin avec ses feuilles si vite brunâtres. Jolie métaphore du départ que la vie nous annonce toujours. A l’inverse d’un Serge Reggiani qui chantait « vivre, c’est ma dernière volonté », Monsieur Jean s’éloigne sans regrets, le sourire aux lèvres.
Amélie Schmitz
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°174 (2012)