Jean-Philippe Toussaint, La vérité sur Marie

La maestria de Jean-Philippe Toussaint

Jean-Philippe TOUSSAINT, La vérité sur Marie, Minuit, 2009

toussaint la verite sur marieLa vérité sur Marie, huitième roman de Jean-Philippe Toussaint, est si riche, si subtil, si surprenant qu’il nous est loisible de le lire de multiples façons.

Il peut être considéré, d’abord, comme la troisième partie d’un ensemble romanesque racontant la longue et douloureuse rupture (à moins qu’il ne s’agisse de la lente réconciliation) d’une femme appelée Marie et d’un narrateur dont on ignore le nom. Ce cycle de Marie est actuellement composé de trois romans, qui, du point de vue du récit, doivent se lire dans l’ordre : Fuir (2005), Faire l’amour (2002) et La vérité sur Marie. Toussaint, dès lors, devient non seulement un conteur, mais un peintre des sentiments.

Envisageons d’abord le conteur pour souligner le foisonnement de l’intrigue caractérisant ce nouveau roman : il y est question d’amour, d’une mort suspecte, d’un incendie, de courses hippiques, de la fuite d’un cheval sur un aéroport et du deuil du père. Nous sommes donc loin du minimalisme par lequel on a longtemps défini Toussaint. Et si l’on inscrit La vérité dans le cycle de Marie, l’on a affaire, mine de rien, à une petite fresque. Insistons sur l’originalité du projet : Toussaint s’empare du principe, quelque peu passé de mode, de la série romanesque pour l’adapter à son écriture propre et à ses préoccupations esthétiques ou intellectuelles.

Avant de nous y intéresser, quelques mots sur la peinture des sentiments : d’une part, elle est d’une grande élégance et d’une finesse psychologique extrême et, d’autre part, elle est pleinement moderne. Les retrouvailles des personnages sont marquées par le calme, la lenteur et la douceur, alors que la passion exacerbée empreint les moments de rupture. Le schéma classique s’en trouve inversé : les récits traditionnels de divorce sont en effet centrés sur le thème de l’usure des sentiments ou du désir, tandis que la rencontre amoureuse seule y semble capable de susciter la passion. Or, le cycle de Marie ne repose pas sur la simple inversion d’un schéma romanesque : il s’agit peut-être d’un nouveau fait de société, qui trouve ici sa première description.

Venons-en à un deuxième mode de lecture, motivé cette fois par l’étonnant parcours de cet écrivain majeur. Son œuvre peut, très schématiquement, être divisée en deux parties. La première, qui va de La salle de bain (1985) à La télévision (1997), se caractérise par son humour. Dans la seconde, qui commence avec Faire l’amour et se poursuit avec Fuir, l’humour laisse la place à une plus grande poéticité et à un certain retour de la narration. De ce point de vue, La vérité sur Marie constitue un cas particulier, car, tout en s’inscrivant dans la continuité des deux précédents romans, il ne manque ni de scènes comiques ni de remarques ironiques. Toussaint y passe avec une maîtrise étonnante d’un registre à l’autre.

Le troisième mode de lecture tient non plus au récit lui-même mais à la construction narrative. Car, si l’on peut s’intéresser à l’histoire, celle-ci n’est ni traditionnelle, ni naïve et ne demande pas au lecteur la fameuse willing suspension of disbelief (suspension de l’incrédulité) décrite jadis par Coleridge. Plusieurs points du récit restent en suspens, de sorte que les éléments dramatiques valent pour eux-mêmes et rappellent au lecteur qu’il a affaire à de la littérature. En outre, Toussaint joue ici brillamment avec la notion de narrateur : comme il s’agit d’un roman en « je », ce dernier participe à l’intrigue, mais il imagine les nombreux événements qui se déroulent en son absence. Le texte rend explicite cette situation en un retour troublant sur lui-même. Aussi le roman peut-il être décrit comme l’histoire de la disparition et de la réapparition du narrateur ou comme une conquête de la troisième personne.

Envisageons enfin un ultime mode de lecture : ce roman peut être lu comme un long poème, tant chaque motif et chaque action donnent lieu à de splendides descriptions et à des phrases qui se déploient somptueusement sur l’espace de la page. La vérité sur Marie est l’œuvre d’un écrivain en pleine possession de ses moyens, d’un jongleur de mots, d’un habile tisserand de la narration, d’un véritable maestro de la langue française.

Laurent Demoulin


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°158 (2009)