Mélopée pour un crime sans pardon
Jean Marc TURINE. Liên de Mê Linh, Esperluète, 2014
On se rappelle Foudrol, le roman dont le « héros » est pris de folie face aux horreurs et aux absurdités de la Première Guerre mondiale. C’est une autre sale guerre, celle du Viêt Nam, que Jean Marc Turine évoque cette fois, dans un livre bouleversant qui fait écho au reportage radio et au film documentaire qu’il a réalisés. Il ne s’agit en rien d’un commentaire en chambre ou d’une macération d’historien, mais d’un livre de terrain où l’on touche des yeux et du cœur la réalité atroce des plaies laissées par une guerre menée sans états d’âme par des stratèges et des hommes politiques ne reculant devant aucun moyen pour imposer (en vain) leur loi. Et ce, avec la complicité lucrative de grandes firmes qui ont toujours pignon sur rue et affectent une compassion décorative.
En cause, au premier rang, l’Agent Orange (appellation elle aussi très décorative) utilisé à profusion pour une défoliation à grande échelle et dont les effets sur la population restent aujourd’hui dramatiques, de génération en génération. C’est de ces victimes, directes ou génétiques, de la dioxine que Jean Marc Turine dresse un martyrologe à l’enseigne de l’adresse à Liên, petite fille de la ville de Mê Linh deux fois rencontrée à trois ans de distance : « j’écris sur toi qui ne liras pas / j’écris pour toi qui ne peux que te taire / et subir ton existence naufragée / en un éternel exil / aphasique ». À dix-huit ans, infirme, mutique, sourde, incontinente, contrefaite « inaccessible/ si seule : / dans une damnation sans fin », Liên ne vit que dans le sourire indéchiffrable de ses grands yeux « ouverts/ sur une ligne d’horizon hors d’atteinte » Mais bien d’autres rencontres de l’auteur avec ces martyrs de l’ingénierie humaine émaillent d’horreurs son parcours. Des enfants pour la plupart, affectés, au gré d’une loterie génétique imparable, de malformations « monstrueuses ». Un mot qui pointe davantage les responsables que les victimes. Mais ce qui frappe aussi dans ce réquisitoire en forme de poignante mélopée, c’est l’immense amour ainsi que les trésors de patience dont les proches, souvent diminués eux-mêmes par la dioxine, entourent à tout instant ces êtres dépourvus d’autonomie et leur sacrifient leur propre vie. Avec aussi, chez les géniteurs, le sentiment, tout aussi horrible qu’injuste d’être responsables de ces aberrations programmées de la nature : enfants phocomèles, anophtalmes (nés sans yeux), sans peau et dévorés de démangeaisons, sans cerveau, bicéphales, hydrocéphales, siamois… Le martyrologe est aussi long que déchirant…
Toutefois, l’auteur ne s’en tient pas à exprimer l’émotion suscitée par ces rencontres personnelles. À grand renfort d’ajouts documentés, précis, et accablants, il détaille les préludes et montre du doigt les divers responsables de l’utilisation de cet Agent Orange contenu à raison de 41.635.000 litres dans 72 millions de litres d’herbicides répandus sur un cinquième de l’immense forêt vietnamienne. En cause, des hommes dont le cynisme a pu d’ailleurs clairement s’exprimer (la vieille histoire de l’omelette et des œufs cassés) : militaires, chefs d’état, conseillers politiques, mais aussi les grandes multinationales de la chimie. Selon les annexes jointes au livre de Turine, pas moins de trente-deux d’entre elles – dont les plus connues et très actives aujourd’hui – ont été mises en accusation et citées à comparaître par le Tribunal International d’Opinion en Soutien aux Victimes Vietnamiennes de l’Agent Orange qui s’est tenu à Paris en mai 2009 avec la participation de juristes venus du monde entier. L’auteur rappelle aussi qu’en 1967, le Tribunal Russell sur les crimes au Viêt Nam (présidé par Sartre et réuni à Stockholm suite à l’interdiction gaullienne de le voir siéger à Paris) avait déjà évoqué un génocide commis à l’encontre des populations vietnamiennes et condamné l’utilisation d’armes interdites par les traités internationaux.
Mais au-delà même de ces rappels utiles et éclairants, ce que l’on oubliera pas de ce livre, de ce poème écrit avec toute la force de la révolte et toute l’émotion d’une empathie nourrie de vécu, c’est le regard profond, limpide, énigmatique, d’une adolescente nommée Liên. Un regard qui, fixé sur l’horizon du monde, semble exprimer moins de rancune qu’un indicible questionnement.
Ghislain Cotton
Article paru dans Le Carnet et les Instants n° 181 (2014)