Guy Vaes, Octobre long dimanche

Octobre longue errance

Guy VAES, Octobre long dimanche, Espace Nord, 2013

vaes octobre long dimancheC’est en 1947 que Guy Vaes entreprend d’écrire son premier roman. Il a vingt ans. Ses lectures (R.L. Stevenson, J. Green, V. Woolf, etc.) et la fréquentation du cinéma nourrissent autant son imagination qu’ils orientent sa manière de concevoir le récit. À l’égotisme introspectif, il préfère l’élaboration d’un personnage qui, par son ambivalence, donnerait l’impression d’être autonome, indépendant de l’auteur comme du lecteur ; qui, d’autre part, conserverait une sorte d’immaturité rêveuse et, loin de maitriser les situations où il est engagé, serait aussi bien joué par elles. Pas question, cependant, de créer un type psychologique ou un roman d’apprentissage : plutôt réaffirmer l’empire de l’environnement (naturel, urbain, humain) sur les personnages, comme firent James Joyce ou Charles Dickens en littérature, les cinéastes d’Hollywood à l’écran. Peu à peu, différentes situations conformes à ces choix vont naitre dans l’esprit du jeune écrivain : un fabricant de jouets et son corbillard ludique, telle femme qu’épouvante l’image du Crucifié, la soirée dans une insolite école de langues…

Vaes ébauche les premières pages de son livre, mais éprouve bientôt des difficultés à poursuivre. Il faudrait une bonne intrigue générale où les matériaux patiemment accumulés viendraient s’agencer en un tout cohérent, formulable en une seule phrase. Un incident vécu dans un café anversois, selon l’auteur, apporte le déclic attendu : il racontera l’histoire d’un homme dont les proches peu à peu s’entretiennent au passé, au point qu’il devient étranger à lui-même, cesse de se reconnaitre non seulement dans le regard des autres mais dans sa propre image. Loin de se révolter ou de combattre une telle dérive, le héros s’y abandonne en une passivité qui n’est exempte ni d’anxiété, ni d’une secrète jouissance : dépossédé de son héritage, de son emploi, de son logement et finalement de son identité sociale, Laurent deviendra simple jardinier du domaine qui lui revenait…  De ce récit, Vaes achève une première version en 1951, la retravaille, boucle la version définitive en 1954, la soumet à Plon qui la publie en 1956 sous le titre Octobre long dimanche.

Les réactions sont à la fois élogieuses et nuancées. « On est presque effrayé pour lui qu’il ait d’emblée visé si haut » (Mercure de France). « De ce divorce complet entre le rythme de la vie sociale et le rythme d’un individu isolé, M. Vaes a tiré un livre d’autant plus attachant que l’atmosphère nous semble à la fois familière et étrange » (P. Pia). « On songe parfois à L’étranger de Camus, mais Guy Vaes conduit fort loin sa quête personnelle » (Figaro littéraire). « Pendant des heures j’ai été Laurent Carteras, et j’ai eu l’émotion et même la frayeur de découvrir en vous un écrivain (…) de la race des vrais rois » (J. Cortazar). Le succès d’estime est donc franc, sans mener pour autant au succès commercial, le livre n’étant pas d’une lecture facile. Présent dans maintes bibliothèques privées ou publiques, il disparait lentement des librairies, d’autant plus que l’auteur se laisse oublier…  C’est alors qu’en 1979, J. Antoine décide de le rééditer dans sa collection Passé Présent avec une préface de J. De Decker, initiative saluée par la presse qui parle d’un « classique méconnu » (P. Mertens), d’un « livre envoutant (qui) bascule constamment dans le surréalisme et la poésie fantastique » (J. Henrard), d’un « roman fantastique poétique » (J.B. Baronian).

En 1986, Vaes occupe la Chaire de Poétique de l’U.C.L.  Sa conférence « Genèse d’Octobre long dimanche » apporte sur l’écriture du livre une foison de renseignements précieux, révélant l’extraordinaire minutie autocritique avec laquelle le romancier a conçu et retravaillé son œuvre. Autre commentaire incontournable : l’essai d’A. Sempoux L’effroi et l’extase (2006), spécialement les premiers chapitres où la notion de « fantastique » est écartée au profit de la freudienne « inquiétante étrangeté ». Mais, entretemps, le tirage de 1979 s’est à son tour épuisé. Aussi les responsables d’Espace Nord publient-ils aujourd’hui une nouvelle réédition, avec le même préfacier envouté : « voici l’un des exceptionnels exemples, en langue française, de réalisme magique ». Quant à la postface d’A. Nysenholc, elle approfondit et renouvèle brillamment le discours critique autour d’Octobre, se référant tantôt au mythe d’Orphée, tantôt à la névrose d’échec, et même au passé antisémite d’Anvers en 40-45…  On le sait, la richesse intellectuelle des commentaires est la meilleure preuve de la richesse littéraire de l’œuvre.

Daniel Laroche


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°180 (2014)