Par amour des Jean et de la langue
Jean-Pierre VERHEGGEN, Un jour, je serai prix nobelge, Gallimard, 2013
D’abord une petite mise au point. À destination des aigres-trognes et de ceux qui lisent Jean-Pierre Verheggen superficiellement. Car, à coup sûr, on entend déjà d’ici les ronchons dire, à propos de Un jour, je serai Prix Nobelge : Verheggen écrit toujours le même livre, Verheggen ce sont des jeux de mots à toutes les pages et rien d’autre, Verheggen c’est surfait, etc.
Petit rappel dès lors. Un jour, il y a des décennies, Verheggen s’est assigné une tâche colossale. Prendre acte d’un fait ma foi fort simple et fonder toute sa pratique poétique sur ce fait : nous baignons tous dans de la langue, qu’elle soit écrite ou parlée. Ces langues nous accompagnent de la naissance au grand saut dans le vide. Langues et parlers de nos pères et mères. Pratiques langagières de ceux que nous lisons et admirons. Langues formatées des médias, des publicitaires, politiques, économiques. Langues mortes ou hyper codées, usées à force de n’être plus que des « images », de « belles paroles » dans un dictionnaire.
Puis, disons aussi ceci : si la poésie est une affaire de langue, il est logique qu’un jour quelqu’un, un poète, ait décidé de brasser ces langues-là. De les traverser, les retourner, détourner, l’une après l’autre.
On trouve ainsi, dans ce Prix Nobelge, de nouvelles traductions décalées de proverbes latins. Un voyage à travers le vocabulaire very british et hype des magazines. Une liste potentiellement infinie détournant des titres de livres célèbres. Une relecture hilarante des mots composés présents dans le dictionnaire. Etc.
Cela donne des choses comme celles-ci :
(…) Voyez Gastro et Entérite ! Quel sale type ce Gastro ! Il a beau être le Fidel (sic) bras droit de Maître Gaster, n’empêche qu’il ne cesse de poursuivre de ses assiduités les plus abjectes la fragile Entérite sous prétexte qu’il l’a toute entière dans les tripes ! Ah ! Quel enfer pour cette angélique et frêle demoiselle qui n’a pourtant, l’avoue-t-elle, qu’un appétit d’oiseau ! (…)
Je l’ai dit : traverser les langues figées, cuites et archi-cuites, les retourner sur elles-mêmes, est une tâche colossale. Impossible de la mener à bien en un livre. Ce serait même plutôt l’œuvre de toute une vie. N’invente-t-on pas tous les jours de nouvelles langues de bois, de nouvelles manières de cuire et de confire la langue ? Les langues des médias sont, à ce titre, particulièrement « inventives », quel que soit le domaine abordé : sportif, politique, économique, etc. Il suffit de lire, d’écouter les mots et formules grouillant dans « le poste » pour s’en convaincre. Jean-Pierre Verheggen aurait pu constituer son grand œuvre dans son coin : un livre de quelques milliers de pages que l’on aurait, avec un peu de chance, découvert qu’à la mort du poète. Verheggen en a décidé autrement. Il nous livre ainsi régulièrement un opus nous présentant l’état de ses recherches.
Car, au-delà de la traversée de ces langues quasi mortes, Verheggen traque. Ausculte. Est à l’affût de ce qu’il y a de plus inventif dans le français. À l’affût de ces langues qui empêchent le français de se clore sur lui-même. Cela se trouve aussi bien chez des auteurs connus (Scutenaire et Norge toujours des maîtres incontestés pour Verheggen) que chez Monsieur et Madame Toulemonde. Exemplaire est, à cet égard, la liste Des Jean bons Jean d’antan, où, aux côtés des Jean sur le tard / Jean bibiche / (…) Jean bouche au large / Jean qui lave l’eau / se retrouvent les Jean fifille habillé garçon / (…) Jean parmi les anges sans manigances / Jean bonne pâte, liste qui se clôture par un Jean des zines et des frasques / Jean hors d’équerre, etc. / qu’est-ce que je vous aime !
C’est que, parallèlement aux langues cuites, il y a aussi ces langues vertes qui s’inventent au quotidien. Une puissance d’invention infinie dont il convient également, en tant que poète, en tant que personne préoccupée des langues, de rendre compte. Tâche d’une vie également. Verheggen porte les lèvres à ces langues. Les goûte. Les avale. Avec délice, comme toujours.
Avec angoisse aussi.
Derrière la facétie du titre et les références à un panthéon personnel, les plus belles pages du recueil, les plus émouvantes, sont celles où l’auteur se met à nu, où il inspecte son corps vieillissant à la peau tavelée. Où soudain il ressemble à sa mère. Discrète interrogation sur le temps qui passe donc et sur le devenir d’une pratique poétique obstinée, généreuse, entièrement dévolue au pouvoir d’invention, à l’imagination, aux ressources vives et puissantes de la langue.
Vincent Tholomé
Article paru dans Le Carnet et les Instants n° 177 (2013)