Au cœur des ténèbres
Henri VERNES, La Forêt du Temps, illustrations d’Antonio SEGUI, Pierre d’Alun, 2009
Aujourd’hui frais nonagénaire, Charles Henri Dewisme alias Henri Vernes, publie son premier roman (La Porte ouverte) en 1944. L’année suivante, il écrit une nouvelle intitulée La Forêt du Temps qui paraît dans la revue Alerte et qu’il retravaille au début des années 50 dans l’intention d’en faire un nouveau roman. C’est alors qu’à la demande de Jean-Jacques Schellens, il crée le héros qui fera sa célébrité. Une activité qui l’avalera plus encore que Simenon ne le fut par sa créature, dans la mesure où Maigret, même s’il les a amplement occultées, n’a pas détourné le Liégeois de créations romanesques plus ambitieuses. On ne boude pas pour autant les multiples aventures de Bob Morane – plus de cent cinquante – qui, comme on sait, ont ravi des générations et inspiré d’abondance les dessinateurs de BD ou les réalisateurs de films. Mais il y a de bonnes raisons de regretter que Vernes leur ait sacrifié l’autre versant de son talent. Bonnes raisons qui font surface aujourd’hui sous les espèces des quelques dizaines de pages « retrouvées » : l’amorce de cette Forêt du Temps, suffisante pour faire regretter de n’y pas pénétrer plus avant.
Illustré de dessins faussement maladroits du peintre Antonio Segui, ce texte paraît, selon l’habitude du très éclectique animateur de La Pierre d’Alun, en édition de luxe à tirage limité, sur feuilles en papier fort, non brochées. D’emblée, il plonge le lecteur au cœur de l’univers hostile de la forêt amazonienne, dans une région réputée tant pour ses gisements diamantifères que pour l’hostilité des Indiens locaux envers ceux qui s’y sont risqués et dont aucun n’est revenu. La Seconde Guerre est finie depuis peu et dans cet enfer tropical, deux hommes défient les promesses d’une mort annoncée de toutes parts : Harkens un ancien résistant français et Wolf, un Belge naguère engagé dans la SS, sortes de desperados qui se sont rencontrés par hasard et ont uni leur sort dans une aventure moins propice à leur ouvrir un avenir qu’à noyer leur passé. (Dans son introduction, Daniel Fano rappelle à propos de cette « curieuse confraternité » qu’il n’est « pas indifférent de préciser que l’auteur avait été marqué par le fait qu’un de ses meilleurs amis de jeunesse avait revêtu l’uniforme SS »). Au moment où s’ouvre le récit, Harkens vient d’être cruellement mordu dans un rio par une raie venimeuse. Immobilisé, ses souffrances sont intenses et favorisent les retours mentaux sur ce passé qui le hante tout comme il hante son compagnon. Retours dans le désordre qui émaillent le récit et concernent, pour Harkens, l’amour fou pour l’étrange Greta, concentré de passion et de sadisme. Quant à Wolf, c’est l’horreur de la débâcle allemande en Russie qui le poursuit et l’odyssée vécue avec un compagnon SS amputé et agonisant.
Comme pourraient le suggérer le titre du roman et son ambiguïté maligne, faut-il voir aussi dans cet inextricable entrelacs du temps le cauchemar d’une jungle symbolique où errent deux hommes en quête de ce diamant noir qui s’appelle la mort? Pour l’heure, c’est un autre cauchemar, bien concret celui-là, qui accable Wolf et Harkens – calque troublant du SS infirme de naguère- tous deux prisonniers du piège qu’ils se sont eux-mêmes construit. On n’en saura pas plus. Le récit s’interrompt là, riche d’ébauches et de traces qui ouvrent sur tous les possibles. Mais il reste que ce moignon d’histoire reflète aussi les interrogations de Vernes sur l’engagement, la responsabilité et l’ambiguïté – ou la précarité – des choix de vie. Avec, entre autres, ce retour de mémoire où Harkens, capturé par des SS lors d’un parachutage, « comprenait soudain la puissance de la machine nazie » et, spéculant sur Hitler : « On en avait fait de par le monde libre, une figure de pantin ridicule ou de paranoïaque sanguinaire, selon les humeurs et les circonstances, mais il était mieux que cela, ou pire: le premier à avoir osé réunir les enseignements de Sade et de Nietzsche pour en tirer une bible à l’usage de tout un peuple. Harkens aurait été pour lui s’il n’avait été contre lui » s’il n’avait été « un être de chair, de sang et de pitié tombé au pouvoir de la machine ». Mais ce qui frappe et surprend surtout dans ces pages, au-delà des péripéties, c’est l’efficacité narrative tout comme la qualité et la vigueur de l’écriture. Aussi présentes sur les terrains de l’aventure que sur ceux de la passion amoureuse. Fano évoque à cet égard celui qui serait « peut être devenu un nouveau Joseph Kessel, ou Blaise Cendrars avec quelque chose de Pierre Mac Orlan ». Ajoutons Joseph Conrad à cette luxueuse brochette , moins pour un parallélisme de surface avec Au coeur des ténèbres que pour la densité humaine – dramatique – de personnages habités, non conventionnels et captés par l’auteur avec toute la puissance de la concision. On admettra aussi que sa maîtrise et son amour de la langue autorisent Vernes à lui faire des enfants qui pour être adultérins n’en sont pas moins séduisants, un peu à la façon d’un autre aventurier des lettres nommé Jean Ray. Et il n’aura pas fallu plus de quatre lignes à l’auteur de La Forêt du Temps pour faire miroiter au soleil les « micassures » d’un rio de tous les dangers.
Ghislain Cotton
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°160 (2010)