Nicole Verschoore, L’énigme Molo

Tempo fugit

Nicole VERSCHOORE, L’énigme Molo, Le Cri, 2009

verschoore l enigme moloNicole Verschoore, née à Gand et docteur en philosophie et lettres, nous livre un texte aux tonalités nostalgiques, teintés des réminiscences. Un texte composé de différentes parties qui évoque dans L’énigme Molo, titre donné à la section la plus importante du recueil, un monde adulte et bourgeois du début du XX e siècle. Un monde fermé déployant des préceptes rigides et froids, basé sur des convictions qui animent des existences vides et froides. Des qui connaîtront le drame universel, bien au-delà de l’univers clos d’Audenaerde, celui de la deuxième guerre mondiale.

Molo est la grand-mère de la narratrice qui échappe à la rigueur du monde adulte et à ses convictions implacables. Elle cette femme hors normes qui a vécu le drame, quasiment caricatural du milieu bourgeois, celui de l’amour trompé et du mari adultère. Un drame intime tellement répandu qu’il appartient aux genres des « traditions » sur lesquelles se pose un voile d’acceptation collectif. Une découverte que la narratrice ne
fera qu’à l’âge adulte par recoupements et reconstitutions. Molo incarne pour ses petits enfants le monde de la fantaisie, de la fiction des lectures. Elle a le pouvoir de les emmener ailleurs, de susciter l’évasion dans un cercle familial contraignant marqué par l’austérité, les convenances et le cadenassé. Molo incarne aux yeux de l’enfance la
personne qui a tout compris et qui peut tout exprimer malgré sa surdité. Coupée du monde, elle représente le seul monde qui vaille la peine, le seul monde vivable qui échappe à toute solitude, la plus profonde vécue dès l’enfance celle d‘être seule parmi les siens. Molo, la femme rejetée à cause de sa surdité, mais protégée par elle, parle sans voix, s’exprime dans un langage codé, transformé, que seuls les enfants comprennent. Molo est en dehors des convenances et poursuit l’absolu des sentiments, l’engagement passionné et entier qui ne peut trouver place dans l’univers bourgeois fait de convenances et de principes où chaque être, chaque chose a sa place et ne peut y déroger au risque de se voir exclu, banni ou tout simplement nié.

La narratrice cheminant vers le monde adulte et qui devient elle-même adulte, voit sa perspective sur Molo changer. Molo devient progressivement Madeleine, un prénom qui renvoie à l’atmosphère proustienne teintée ici plus de nostalgie sur ce qui est perdu que joie face à ce qui est retrouvé. Molo apparaît alors aux yeux mêmes de la narratrice comme incongrue, elle perd de sa force et devient un sujet de tendre bienveillance. L’histoire familiale ne retient pas le comportement adultère du mari de Molo, mais son suicide causé par une ruine personnelle due à de mauvais placements financiers. Le monde adulte pose ses valeurs et établit ses jugements. A ses yeux, Molo n’a pas été la femme capable de soutenir son mari et de lui apporter son aide au moment où il en avait besoin. Madeleine est le personnage doublement coupable : premièrement de
ne pas être comme les autres et deuxièmement, surtout, de ne pas avoir fait comme les autres. Madeleine en dehors de tout moule ne peut que devenir Molo et se teinter d’un accent légèrement ridicule. A la fois fascinante et d’une force persistante, elle est la personne qui n’appartient pas au même monde et de laquelle la narratrice se détache
pour mener sa propre vie et asseoir sa vision personnelle qui se déploie dans le reste du recueil sous un titre global Le long couloir vers la lumière composé lui-même de cinq sous-parties.

On peut regretter qu’à partir de ce moment le texte, qui continue à jouer sur la tonalité sépia des souvenirs familiaux, puisse avoir un côté éclaté et éparpillé. Une caractéristique qui gagne l’écriture elle-même qui se fait moins narrative et devient plus fragmentaire, quittant le genre de la nouvelle pour s‘aventurer en quelque sorte vers celui de l‘essai. Les personnages se multiplient et le temps s’accélère pour mener le lecteur vers l’après mai 68, le temps des illusion perdues, des valeurs traditionnelles abolies qui laissant un goût légèrement amer et un sentiment vaguement, angoissé de vacuité. La narratrice se positionne dans ce monde en mouvement comme une observatrice. Œil ouvert sur les autres et le monde, elle poursuit son cheminement, traversant la vie, tentant de ne pas être altérée par les autres, un peu à l’image de Molo.

Laurence Ghigny


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°159 (2009)