Dialogue avec les morts
Antoine WAUTERS, Sylvia, Cheyne, coll. « Grands Fonds », 2014
Ses deux grands-pères morts quasi au même moment, Antoine Wauters éprouve le besoin – le devoir – d’accompagner cette double disparition, de la penser, de nommer l’émotion qui l’imprègne, de dire ce qui aurait pu, ce qui aurait dû être dit de leur vivant. Seule l’écriture lui permettra d’effectuer un cheminement qui s’apparente certes au « travail du deuil » et à la tentative de déculpabilisation, mais excède largement ces processus classiques. Car l’hommage funèbre est un genre fortement convenu. Comment éviter les clichés de circonstance, les formules toutes faites, l’idéalisation rétrospective du défunt, l’autoconsolation du survivant, le cri de révolte contre l’injuste destin et autres tropes prévisibles ? S’il veut laisser filtrer au moins quelques éclairs de vérité personnelle, le texte mortuaire n’a d’autre voie, en même temps qu’il s’élabore, que déconstruire et dénoncer la chape des poncifs hérités.
Wauters prend alors une traverse imprévue. Aux figures des deux disparus, il associe celle d’une poétesse américaine hors-norme, auteure d’Ariel et d’Arbres d’hiver, sujette à de graves troubles psychiques, suicidée le 11 février 1963 : Sylvia Plath. Non qu’il la convoque comme « modèle » littéraire. Ce qui le requiert est plutôt l’intransigeance dont elle a fait preuve, le rejet de toute concession sociale, l’angoisse-de-vivre qui la taraudait, sa capacité exceptionnelle d’exprimer la souffrance de l’âme. C’est aussi la mise à nu de cette vérité communément occultée : que la mort déjà est à l’œuvre dans la vie, et que quelque chose de la vie perdure dans la mort. De l’aveu de Wauters lui-même, l’écriture de Plath est parvenue à toucher en lui « les points jamais comblés du corps » : parlant la langue de la douleur, les poèmes d’Ariel sont « comme voix née en la mienne », par ce « creux de paroles dont tu dépends et je dépends, Sylvia Plath ».
Guidé par cette expérience douloureusement vécue et cette écriture poétique hors du commun, Wauters s’adresse au père de son père et au père de sa mère, personnages au demeurant humbles, bienveillants, fragilisés par le grand âge. Recourant non au discours continu mais à la forme du fragment, le livre ravive à la fois les jours qui ont précédé leur mort et ceux qui l’ont suivi. Mais tout ici est fait pour éviter les pièges du sentimentalisme. L’accent est mis sur le corps du vieillard, son aspect, sa décrépitude, le souffle qui raccourcit, l’œdème qui gagne les poumons, les défaillances motrices (Charles), l’anorexie grandissante, le refus des contacts physiques (Armand). On se souvient que, dans son roman Nos mères, Wauters décrivait déjà le racornissement du corps de l’aïeul, comme « du caramel fondu au soleil »… Sont évoquées d’autre part les difficultés croissantes de communication : mémoire défaillante, confusion mentale, incapacité à reconnaitre les visiteurs, propos décousus, dénégation. Peu à peu les moribonds s’absentent, glissant irréversiblement dans un monde auquel leurs proches n’ont pas accès.
La mort venue, reste chez les vivants l’insoluble questionnement sur cette rupture à la fois inéluctable et impossible. Reste le paradoxe sidérant où se conjoignent l’acceptation et le refus, l’apaisement et le tourment. Restent enfin les traces – souvenirs, objets, vêtements – dans lesquelles une présence s’obstine et cependant disparait. « Que malgré ce qui part, et qui est immense, ce qui reste soit incomparable ». Telle est la vertu propre de l’écriture, retenir tant bien que mal le flux de ce qui est advenu pour lui donner un sens et une consistance, mais en acceptant l’incomplétude radicale de l’entreprise, et en préservant la part intangible de ce qui restera énigmatique à jamais. La référence à Sylvia Plath prend ainsi tout son relief, dans la mesure où la mort fut pour elle l’objet d’un choix ou d’une volonté, comme le montrent ses tentatives de suicide répétées. « Mourir / Est un art, comme tout le reste. / Je m’y révèle exceptionnellement douée », écrit-elle dans Dame Lazare, l’un de ses poèmes les plus célèbres.
Sylvia ne se clôt pas sur une note funèbre mais sur la naissance d’un enfant. Cette coïncidence vient à sa manière confirmer le sentiment que les trois parties précédentes avaient lentement dégagé : la mort de l’autre ne se réduit pas aux thèmes de la perte et du manque, mais fait l’objet, chez le survivant, d’une ambivalence essentielle. La mort, autrement dit, n’est pas le contraire ou la négation de la vie : toutes deux sont secrètement liées par une relation d’échange et de complémentarité.
Daniel Laroche
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°182 (2014)