Un platane très platane : la simplicité quoi !
Isabelle WÉRY, Marilyn désossée, maelstrÖm, 2013
Parfois on manque de mots pour qualifier un ovni. Il ne faut surtout pas dire qu’ils n’existent pas, et démentir l’information qu’on croyait en avoir. Et pourtant on voudrait tenter d’exprimer une pensée, une opinion ou simplement une impression, au plus près. Signaler en tout cas ce qui provoque l’étonnement et le plaisir à la lecture de Marilyn désossée : soient le raccourci, l’économie, ou au contraire, l’expansion effrénée, la répétition et le jeu spéculaire, comme les pratique, entre autres variations linguistico-stylistiques, Isabelle Wéry dans sa “féerie initiatique”. Un roman décidément “très roman”, comme elle dit de son platane. Et pourquoi ?
Parce qu’il use abondamment de ce contraste, salé ou poivré, selon les goûts, qui donne la vie. Il n’y a pas de définition satisfaisante de ce piment qui a tout du poly- à défaut de poli, heureusement. Une histoire malgré tout, dans cet écheveau, mais plurielle, que l’auteure même croit bien être “un road-movie traversant la vie d’une fille”. Un personnage donc, dans cette histoire, cette fille-là qui porte le prénom enchanté de Marilyn et le nom plus inattendu de Turkey. Personnage et prénom redoublés ou mirés à travers une sorte de jumelle, une amie d’enfance que l’on n’oublie jamais, mieux, que l’on chérit toujours, surtout quand on la retrouve, traversée d’épreuves. Un tourbillon d’aventures, groupées selon un système d’os (d’où le désossé du titre !), du premier au troisième, chaque partie déclinant un âge de cette Marilyn principale, soit 5-8 ans, 25 ans et le plus dense, culminant, celui de tous les accomplissements, le dernier (provisoirement) : “Je suis ici maintenant”. Une joyeuse série d’ébats sensuels ou franchement sexuels, manière de se révéler plus qu’amphibie, “homme et femme, puis animaux et quelque chose de végétation”. Occasion aussi d’en remontrer à tous les coupeurs de catégories en quatre et de dénoncer tous les partis-pris univoques. Rien de scandaleux, au demeurant. Ces jeux et métamorphoses de tous poils, roux et autres, sont toujours le lieu et le moment de réjouissance langagière. Car, en définitive, la joie de ce roman, celle qu’il provoque chez le lecteur et qui correspond à celle de l’écriture, on le devine, vient d’une pratique très personnelle de la langue commune. “j’aime trop la langue/Celle aux 18 muscles. / Je la veux contorsionniste. […] Qu’elle claque aux oreilles, moite et sauvage. / Et que les mots flaquent du stylo. / Comme un alcool de corps.”, nous dit l’auteure en quatrième de couverture. Ce qu’elle désigne alors comme “un français animal” mérite d’être quelque peu approché. Néologismes, transformations lexicales, grammaticales (le jeu sur les genres est jouissif), orthographiques ou simplement graphiques (des majuscules venant bousculer le semblant d’ordonnance à l’intérieur d’un seul mot), le recours plus que quenellien à la transcription phonétique, l’élision, l’apocope, la suffixation fantaisiste, la perversion même de l’énonciation qui pourrait venir de l’oral… Et j’en passe. Sans oublier la syntaxe : “la simplicité quoi !” ou son contraire !
Comment renouveler la langue sinon en la confondant avec elle-même : “il cynisme, il pudeure…” ? Comment évoquer la famille, l’amour, sinon avec humour ? Comment dire le sexe, sinon en chiffrant un inconnu féminin comme on peut, en tortillant des mots et une supposée cartographie du corps ? Comment décrire le bonheur, sinon en l’écrivant, comme on en saigne, “menstrues du stylo” ? Tout n’est certes pas élégant. Ce qu’Euzène S. (ou encore Savitzkapa), que Wéry salue au passage, ne pourrait sans doute mieux dire. “C’est physique, l’écriture. ça mobilise tous tes muscles, à la manière d’un corps Niejinski paré à tous les possibles. […] Un travail de bûcheron, l’écriture, une forêt de chênes séculaires à écorcher…”
Même retenu, ou alors sauvage, le poème n’est jamais loin, toujours inattendu et toujours crossant les codes :
Ouf. Enfin. C’est arrivé. /J’ai l’trou d’bulle à l’envi. /Le gratin haut-fourneau. /Le jus jusqu’au cou. / C’est comme, et c’est. / ça cross plus vite que moi, /c’est chaud : /Moi Marilyn a enfin rencontré un. / Tous mes châteaux d’Espagne ont pété. / Tous mes contours, détournés. Le doigt sur la sonnette/gâchette. / Je peux bien déplier la chose sous toutes ses coutures, c’est du love : /100% papier émeri du tatoo Camppari.
Une ferveur enivrante, dit-elle de l’écriture.
Jeannine Paque
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°178 (2013)