François Weyergans, Royal romance

Une histoire d’amour entre le rire et les larmes

François WEYERGANSRoyal romance, Julliard, 2012

« Même quand la mémoire vous rend heureux, elle vous rend triste. » C’est joli, une romance en français. En anglais aussi, mais en plus du sens d’idylle, le mot y désigne aussi le roman, genre littéraire. Ces jeux lexico-sémantiques plaisent à François Weyergans. Mais plus complexe, le titre de son dernier livre, précisément un roman, Royal Romance, en appelle à d’autres définitions ou associations. C’est d’abord et clairement le nom d’un cocktail, le préféré de Justine, une jeune actrice québécoise, le personnage principal féminin, et la recette nous en est communiquée. Mais rien ne nous empêche d’y déchiffrer des connotations plus obscures, avec ou sans les majuscules et l’italique, avec ou sans alcool, mais autrementrthographié ou pi(g)menté, par exemple. Quoi qu’il en soit, ce roman est une histoire d’amour, ou le récit d’une passion amoureuse. On pourrait croire, en découvrant la quatrième de couverture que ce récit sera au féminin, la narratrice étant cette Justine qui a énoncé les mots retranscrits.

C’est elle en effet qui semble le plus éprise et qui le manifeste sur tous les tons. Et pourtant le je qui raconte ne peut que se rapporter à un homme. C’est à lui que sont envoyés les mails, textos et messages amoureux. Bien que, selon lui, « le moyen de communiquer le plus enchanteur, le plus sûr aussi, reste la lettre manuscrite, postée
ou portée, mise sous enveloppe par l’expéditeur luimême », il accumule les messages de cette femme et les conserve, quelle qu’en soit la forme. C’est lui qui les rapporte parce qu’il en décide ainsi. Comptent-ils ? Y répondra-t-il ? Vont-ils influencer le cours de sa vie ? Tout ce que l’on peut dire d’emblée, c’est qu’ils sont assez significatifs pour servir de repères et qu’ils permettent au lecteur de se référer à une trame minimale sur laquelle le narrateur inscrira sa version, la seule qui compte, en définitive. Ce narrateur, c’est Daniel Flamm, une fois encore un écrivain, qui comme les autres, familiers des romans de Weyergans, est constamment sollicité par la vie et par une foule de projets d’écriture. Mais cette fois, le choix est rapide. « J’ai une histoire à raconter », nous dit-il
page 17. « Je ne peux plus la garder pour moi. C’est une histoire déjà ancienne dont il faut que je me délivre. » Se souvenir est une horreur, soit, mais elle est nécessaire. Il part donc de ce besoin, mais aussi de son bon vouloir, pour raconter une histoire qui l’a habité tout ce temps. On apprendra plus tard pourquoi il le fallait. En attendant, et selon un dispositif de progression qui accentue le caractère attachant du récit, Flamm tergiverse longtemps, prend toutes sortes de précautions, use de mises à distance, grâce à cet art de la digression qu’il pratique avec virtuosité et qui est une marque évidente de son style. Un détail qui ne manque pas de piquant, cet écrivain est aussi
« représentant en papier » pour une firme finlandaise. Ne serait-ce pas une manière métaphorique de désigner la même chose, après tout ? Ces manœuvres d’approche que l’on vient d’évoquer ne sont pas de pure fantaisie. En fait, chaque détour est subtilement amené et se justifie, fût-ce a posteriori et même très loin. L’enfilage est tout
en nuances et démontre un vrai plaisir d’écrire. Ce lacis de précautions prépare, annonce peu ou prou le véritable sujet, comme si le narrateur, pour ne pas dire l’auteur lui-même en l’occurrence, hésitait à franchir le pas et à mettre en œuvre le récit proprement dit. Ces hésitations narratives (oratoires, dirait-on s’il parlait) sont récupérées par la suite : ce narrateur, en fait, ne va pas bien. Ce personnage-là, nous le connaissons, il est l’hôte favori des romans de François Weyergans. Ainsi s’établit (ou se rétablit) d’emblée un courant de sympathie entre le lecteur, le présent livre et l’auteur.
Sans rire, bien qu’on en soit souvent tenté, il faut bien dire que cette histoire d’amour qui démarre sur un coup de foudre à Montréal finira mal. Oui et non, car Daniel, lui, l’homme, le protagoniste au sens plein du terme, s’en sort, nimbé de tout cet amour qu’on lui a porté, sans avoir perdu le désir de séduire encore. Finalement le véritable
sujet n’est pas Justine, n’est pas davantage cette autre maîtresse qui semble ensuite prendre sa place. C’est le monde et sa diversité qui habite Flamm (et sans doute aussi Weyergans). Lorsqu’il veut faire le portrait d’une femme ou qu’il ébauche celui de quelques autres, c’est lui-même que le narrateur cherche et montre. Habité par l’éternel dilemme de devoir choisir entre le monde extérieur, ce réel qui dérange l’écrivain et perturbe le mouvement créateur, mais le nourrit et le fascine, et le repli confortable sur soi, dans la nuit, la solitude, la musique et l’écriture, il se déchire entre ces deux tensions puis compose avec elles. Avec bonheur et peut-être des larmes. D’ailleurs, bien plus qu’une histoire, c’est tout cela qu’on aime chez Weyergans.

Jeannine Paque


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°172 (2012)